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Bouddhisme tibétain

Table des matières

Selon la tradition tibétaine, le bouddhisme fut introduit au Tibet au VIIe siècle, en même temps que l’écriture était inventée et que le pays entrait dans l’histoire grâce à une expansion rapide qui inquiéta la Chine au point qu’un chapitre spécial des Annales officielles chinoises fut désormais consacré au Tibet. Néanmoins, les contacts avec le monde indien devaient être beaucoup plus anciens, à travers les échanges commerciaux, la résidence de sādhu indiens dans les ermitages himalayens, ou les pèlerinages des Hindous à la montagne sacrée Kailash, située au nord de l’Himalaya, dans un territoire annexé par les Tibétains, précisément au VIIe siècle. De la même façon, les Tibétains devaient avoir connaissance du bouddhisme florissant alors au Népal, au Cachemire, dans les oasis d’Asie centrale et en Chine. Quoi qu’il en soit, aux VIIe-VIIIe siècles, le bouddhisme s’installe officiellement au Tibet, patronné par les rois. Mais le processus de conversion s’étala sur plusieurs siècles, les luttes religieuses se combinant aux luttes politiques et leur servant de prétexte. Au XIe siècle seulement, on peut affirmer que le Tibet est un pays bouddhiste ; mais, dès lors et jusqu’à nos jours, il l’est totalement.

Le bouddhisme tibétain subsiste, avec des variations locales dues principalement à l’école implantée, tout le long de la chaîne himalayenne, du Ladakh au Bhutan, en passant par le Népal et le Sikkim. Il demeure vivant aussi dans les communautés tibétaines réfugiées en Inde. Il semblait avoir totalement disparu du Tibet même, comme de la Chine, où il s’était implanté au XIIIe siècle avec les Yuan, et de la Mongolie, qui l’avait adopté au XVIe siècle. Cependant, depuis que les Chinois ont, en 1980, autorisé la réouverture de quelques monastères et la pratique religieuse, des communautés monastiques se sont immédiatement reconstituées, les lieux saints voient défiler un flot ininterrompu de fidèles, les drapeaux de prière ont fait leur réapparition, la vénération envers le dalaï- lama est proclamée : témoignages de l’enracinement du bouddhisme dans le cœur des Tibétains.

Formation du bouddhisme tibétain

Lorsque le Tibet s’ouvrit au bouddhisme, celui-ci avait subi de profondes transformations dans son pays d’origine : le Mahāyāna y était puissamment concurrencé par le tantrisme, et, selon la personnalité des missionnaires indiens, ce fut l’un ou l’autre de ces courants qui fut prêché. Parallèlement, des moines chinois de l’école Chan s’installèrent au Tibet, où leurs doctrines connurent un grand succès jusqu’à l’interdiction officielle qui les frappa dans la seconde moitié du VIIIe siècle. Mais le bouddhisme ne pénétrait pas dans un désert religieux ; les Tibétains possédaient un système de croyances dont, faute de documents contemporains suffisants, on ne peut dégager que quelques éléments : cosmologie reposant sur l’identification des montagnes aux dieux d’en haut, responsables de l’ordre du monde ; occupation du site habité par une multitude de numina, bénéfiques ou nuisibles selon l’attitude de l’homme à leur égard ; croyance en une vie post mortem, dans l’attente d’une résurrection qui devait intervenir à la fin de périodes successives d’une dégradation morale et matérielle de plus en plus accentuée. Si le bouddhisme ne pouvait accepter ces croyances qui se trouvaient en totale opposition avec ses doctrines, il assimila en revanche peu à peu le vocabulaire religieux en le transposant à ses propres concepts, ainsi que des rituels de propitiation ou de conjuration, en les recouvrant d’un placage bouddhiste. 

Tous ces éléments, auxquels il faut ajouter des influences iraniennes, nestoriennes, difficiles à définir dans l’état actuel des recherches, se combinèrent pour constituer le bouddhisme tibétain, forme suffisamment originale pour que les Occidentaux lui donnent un nom particulier, celui de lamaïsme. Le terme rend compte de la place essentielle occupée par le bla-ma (occidentalisé en Lama), traduction et équivalent du sanskrit guru, chaînon obligatoire dans la lignée de transmission des enseignements, et condition nécessaire et suffisante de la progression spirituelle du disciple. Mais cette notion n’est pas particulière au bouddhisme tibétain ; elle est partagée par le tantrisme en général, qu’il soit bouddhiste ou hindouiste. En outre, le mot « lamaïsme » a l’inconvénient de suggérer l’idée d’une religion particulière, alors qu’il s’agit fondamentalement du bouddhisme, senti et vécu comme tel par les Tibétains, qui récusent le terme. Pour être complet, il faut ajouter qu’ils récusent également celui de bouddhisme tibétain, ne voulant voir dans leurs croyances et pratiques que le prolongement du bouddhisme indien. Ils appellent donc leur religion chos : Dharma.

Écoles et doctrines

Comme dans le bouddhisme indien, plusieurs écoles se constituèrent au Tibet, mais leur différenciation dépend plutôt de facteurs historiques que de distinctions doctrinales, qui ne s’affirmèrent que peu à peu : au départ, il ne s’agissait que de disciples groupés autour d’un maître, qui recevaient puis transmettaient à leur tour les enseignements et pratiques que leur maître avait lui-même directement reçus de ses maîtres indiens. Cela vaut pour les écoles qui se constituèrent à l’époque de la deuxième diffusion du bouddhisme (à partir du XIe siècle) et reçurent le nom global de « nouvelles » (gsar-ma-ba). Par réaction, les adeptes qui maintinrent la validité de la tradition tibétaine ancienne, transmise par des maîtres indiens invités par le roi Khri-srong Idebtsan : Padmasambhava, Vimalamitra prirent ou reçurent le nom d’« anciens » (rNying-ma-pa). Bien qu’il soit toujours présenté comme une religion à part, même par les Tibétains, le Bon doit aussi être compté dans les écoles du bouddhisme tibétain : l’école Bon-po qui se réclame de son fondateur, le maître gShen-rab, de la même manière que les rNying- ma-pa se réclament de Padmasambhava, apparaît comme un deuxième courant dans la tradition « ancienne », qui s’individualise à partir du XIe siècle.

Le sectarisme des écoles crût avec le temps, allant parfois jusqu’à des persécutions religieuses de la part de l’école politiquement dominante. Mais le sectarisme, source d’ouvrages polémiques souvent virulents, est présent dès l’introduction du bouddhisme au Tibet, et contrebalancé par une propension simultanée à l’éclectisme. Celle-ci devait s’épanouir au XIXe siècle dans un mouvement qui se baptisa lui-même « éclectique » (ris- med), et qui voulait réconcilier toutes les tendances en s’appuyant sur leur fonds commun : le bouddhisme indien.

En ce qui concerne la doctrine, toutes les écoles, en effet, déclarent officiellement adhérer au Madhyamaka, même si leurs positions combinent celui-ci avec le Vijñaptimātratā (pour le contenu de ces termes, cf. supra BOUDDHISME-Bouddhisme indien), telles les écoles rNying-ma-pa et Jo-nang-pa, ou certaines traditions bKa’- brgyud-pa. Toutes aussi adoptent la gradation, introduite au Tibet par Atisha, des Véhicules (ou voies de salut) selon les capacités intellectuelles et spirituelles des adeptes, gradation qui permet de ne rien exclure de la tradition indienne : le Hīnayāna est destiné aux êtres de capacités moyennes, le Mahāyāna aux êtres de capacités élevées, le Tantrayāna (ou Vajrayāna) aux êtres de capacités supérieures. En fait, au niveau de la doctrine, les divergences ne correspondent pas à des oppositions dogmatiques entre une école et une autre, mais plutôt à des interprétations différentes des mêmes termes : vacuité, esprit, délivrance… par des savants appartenant parfois à la même école.

Les particularités de chaque école s’affirment surtout au niveau des tantra et de leur pratique. Mais, là encore, bien souvent une terminologie différente recouvre une réalité finalement identique, celle de l’expérience mystique. Chaque école privilégie la propitiation d’une divinité protectrice particulière (yi-dam) et pratique donc de préférence le tantra ou le cycle tantrique propre à cette divinité. Mais, s’agissant d’expériences mystiques, les méthodes d’approche de la vérité ultime sont multiples, qui ont été révélées au cours des âges à des maîtres, d’abord indiens puis tibétains, et transmises fidèlement par la chaîne ininterrompue de maître à disciple : aussi vaudrait-il mieux parler de traditions propres à chaque lignée spirituelle, sans cloisonnement très étanche entre les écoles, un adhérent de l’une pouvant très bien prendre comme bla-ma personnel un maître d’une autre. Ainsi le cinquième Dalaï Lama fut-il le dépositaire de nombreuses initiations rNying-ma-pa et trouve-t-on des lignées spirituelles où se mêlent ‘Brug-pa et rNying-ma-pa, ou Karma-pa et rNying-ma-pa.

Outre les développements philosophiques, métaphysiques, et liturgiques, il faut noter une innovation remarquable par rapport au modèle indien – celle des sprul-sku (tulkou), « Corps de transformation », réincarnations successives d’une même entité : saint, buddha ou bodhisattva –, qui combine la doctrine du saṃsāra (cycle des renaissances) et celle des aspects de la bouddhéité appelés Corps de buddha, le « Corps de transformation » (sanskrit : nirmāṇakāya) étant l’aspect phénoménal, celui de la manifestation au monde des buddha. Cette théorie, énoncée pour la première fois au XIIIe siècle chez les Karmapa, semble-t-il, connut un rapide succès dans toutes les écoles et devint la base du système de transmission des postes hiérarchiques importants, dont les Dalaï Lamas ne sont qu’un exemple.

Textes canoniques et littérature scolastique

La première préoccupation des Tibétains en se convertissant fut d’avoir accès aux textes canoniques, rédigés pour la plupart en sanskrit, mais aussi dans des langues vernaculaires, si l’on en croit un édit royal ordonnant de retranscrire les originaux en sanskrit avant leur traduction en tibétain. Trois révisions successives de la langue des traductions furent ordonnées, la dernière au début du XIe siècle, créant ainsi des équivalences stables et si adéquates que les bouddhologues utilisent les versions tibétaines pour corriger ou suppléer les textes sanskrits. Les traductions étaient menées conjointement par des pandits indiens et par des traducteurs tibétains, puis soigneusement revues et corrigées, et les noms des traducteurs et des correcteurs étaient inscrits au bas des manuscrits. Les textes dûment établis, très tôt aussi les Tibétains eurent le souci de les rassembler et de les cataloguer, comme en témoigne le catalogue de la Bibliothèque royale, dressé au palais de lDan-kar au IXe siècle et parvenu jusqu’à nous.

À partir du XIe siècle, la période de deuxième diffusion du bouddhisme, qui vit se renouer des liens étroits avec l’Inde, le Népal, le Cachemire, fut marquée à son tour par des traductions intensives : de textes nouveaux, mais aussi de textes déjà traduits au cours de la première période de diffusion du bouddhisme. Au XIIIe siècle, plusieurs ébauches de collections canoniques sont constituées, prenant pour modèle le Tripitaka indien, mais c’est Bu-ston Rin-chen grub (1290-1364) qui donnera leur forme presque définitive aux deux grandes collections du bKa’-‘gyur, « Traduction des paroles du Buddha », et du bsTan-′gyur, « Traduction des traités ». Cette compilation fut l’œuvre des savants des « nouvelles » écoles ; pour la mener à bien, ils entreprirent un travail d’exégèse colossal, qui forme le noyau et le modèle de toute la littérature scolastique tibétaine. Ils entreprirent ainsi de déterminer des critères d’authenticité pour les sūtra, les tantra et les traités écrits par des maîtres indiens. Ces critères, fort stricts à partir de Bu- ston, conduisirent à écarter des collections canoniques nombre de traductions anciennes qui n’y répondaient pas : si, par exemple, l’original sanskrit restait introuvable ou si leur transmission n’était pas établie avec suffisamment de certitude.

En réaction, les écoles « anciennes » rNying-ma-pa et Bon-po, qui affirmaient la validité des enseignements transmis depuis l’époque de première diffusion du bouddhisme, se mirent à rassembler les textes rejetés par les « nouveaux », en des collections qui leur sont propres, et à développer leur propre littérature exégétique pour défendre leurs positions. Parallèlement aux textes et enseignements qu’ils affirmaient avoir été transmis sans interruption depuis l’époque ancienne, ils s’appuyèrent sur un type particulier de littérature révélée encore plus suspecte aux yeux des autres écoles, celle des « textes- trésors » (gter-ma) : cachés par un saint personnage au temps de la première diffusion du bouddhisme, confiés par lui à une divinité gardienne qui ne devait les laisser prendre que par l’être prédestiné à les mettre au jour, ils furent « découverts » depuis le XIe siècle et jusqu’à nos jours. Chez les rNying-ma-pa, ils entrent pour une part dans la Collection des tantra anciens (rNying-ma’i rgyud-‘bum), rassemblée sous forme manuscrite au XVe siècle. Ils forment aussi de grands cycles liturgiques rattachés à des divinités particulières, et des cycles légendaires autour des rois Srong-btsan sgampo et Khri-srong lde-btsan, et de Padmasambhava.

Il en va de même chez les Bon-po, qui ont constitué deux collections canoniques parallèles à celles des bouddhistes : le bKa’-‘gyur (traduction des paroles du Buddha), mais la langue originelle cette fois est le zhang-zhung, langue sacrée des Bon-po, et le Buddha est gShen-rab leur fondateur ; le bKa’-‘gyur comporte cent soixante-quinze volumes classés en mDo (Sūtra), ‘Bum (Prajñāpāramitā), rGyud (Tantra) et mDzod (Abhidharma), dont beaucoup sont des « textes-trésors ». Le brTen-‘gyur, « Ce qui s’appuie sur la parole du Buddha », comporte cent trente et un volumes qui se présentent comme des commentaires aux textes du bKa’-‘gyur. Si la table des matières et certains textes de ces collections sont connus, on n’en possède actuellement aucun exemplaire complet. Bien que les autres écoles accusent les Bon-po de plagiat, seule une étude détaillée des textes (qui reste à faire) permettra d’en décider.

L’exégèse des savants tibétains, quelle que soit leur école, ne se borna pas à authentifier leurs écrits canoniques. Les tantra représentaient une masse énorme et confuse de textes contradictoires, où se côtoyaient des rites de vulgaire magie et des spéculations métaphysiques élevées. Les Tibétains les répartirent, à nouveau selon un modèle indien mais en adoptant des critères rigoureux, en quatre classes pour les écoles « nouvelles », six pour les « anciennes », allant des bya-rgyud (kriyā-tantra), « tantra des actes » où dominent rituels et magie, aux bla-na-med-kyi rgyud (anuttara-tantra), « tantra sans supérieur », où le symbolisme sexuel sert de support à la réalisation de l’identité du saṃsāra et du nirvāṇa. Les sūtra eux-mêmes ne formaient pas une littérature homogène et nombre de passages semblaient en contradiction avec la doctrine. Là encore, les Tibétains s’attachèrent à déterminer si un texte avait été énoncé par le Buddha en sens direct (métaphorique, drang-don) relevant de la vérité conventionnelle, ou en sens certain (nges-don) relevant de la vérité ultime.

Enfin, à la suite de leurs maîtres indiens, les Tibétains entreprirent de commenter les textes canoniques, expliquant leurs mots difficiles ou leur sens. Les générations suivantes, reprenant ces commentaires, les commentèrent à leur tour : on peut dire ainsi que presque toute la littérature scolastique tibétaine n’est formée que de commentaires.

Clergé et vie monastique

Dans le bouddhisme primitif, déjà, le clergé était objet de vénération, puisque la triple formule d’hommage s’adresse aux Trois Joyaux (Triratna) : le Buddha, le Dharma, la Communauté des moines. Les rois tibétains, dès qu’ils eurent adopté le bouddhisme, accordèrent aux religieux des privilèges et des revenus qui les plaçaient au-dessus de toutes les catégories sociales, y compris la noblesse. À la chute de la royauté, cette politique fut reprise à leur compte par les seigneurs locaux, qui avaient retrouvé leur autonomie, tandis que le peuple, converti, était convaincu que la meilleure façon d’accumuler des mérites était de servir le clergé et de lui faire des dons. On trouve là l’origine de la puissance économique et politique des grands monastères, qui, à partir du XIIIe siècle, se disputèrent l’hégémonie du pays, jusqu’à ce que les dGe-lugs-pa triomphent au XVIIe siècle avec l’installation des Dalaï Lamas : sur le plan hiérarchique, simples réincarnations des abbés d’un collège du monastère de ‘Brasspungs (Drepung), en fait, chefs politiques et religieux du Tibet. Toute la vie intellectuelle était aussi concentrée entre les mains des clercs. Enfin, dans la société rigoureusement hiérarchisée, formée de classes endogames, adopter l’état religieux était la seule possibilité de sortir de sa classe et éventuellement d’atteindre les plus hauts postes, soit par ses capacités personnelles, soit en étant reconnu comme une réincarnation (sprul-sku) d’un personnage éminent. Ces raisons mêlées attirèrent vers l’état religieux une grande partie de la population : 20 p. 100 selon une estimation courante à l’époque contemporaine ; il était de règle qu’un fils au moins dans chaque famille embrassât l’état religieux. Les nonnes étaient beaucoup moins nombreuses, et leur participation à la vie intellectuelle et spirituelle du pays pratiquement inexistante.

Le statut des religieux n’est pas uniforme : il faut distinguer essentiellement entre les moines ordonnés et les religieux mariés. Les moines ordonnés (grva-pa) sont les continuateurs du saṇgha indien : ils suivent les règles disciplinaires (vinaya) et font donc vœu de célibat. Néanmoins, toutes les obligations et interdits du vinaya ne sont pas scrupuleusement respectés : l’interdiction de manger de la viande, par exemple. Comme dans le bouddhisme indien, plusieurs étapes jalonnent la vie du moine : renoncement au monde, noviciat, ordination complète. Les vœux monastiques sont en principe perpétuels. En réalité, divers motifs sont acceptés pour que le moine rende ses vœux et soit réduit à l’état laïc. Les moines vivaient dans des monastères. Le futur moine y entrait très jeune, vers huit ans, sur décision de ses parents, très rarement de son propre chef. Il était confié à un maître, membre de la famille ou connaissance, chez qui il habitait et qui prenait en charge sa première instruction : lecture, écriture, rudiments de grammaire, mémorisation de textes. En retour, le disciple assurait le service de son maître et participait aux corvées collectives du monastère : ramassage du bois, etc. Ensuite, selon ses désirs et ses capacités, il pouvait s’orienter dans diverses voies : études, exécution des rituels, entretien des temples, service des Lamas, administration de leurs biens ou de ceux du monastère. Certains, réfractaires à la vie monastique, adhéraient à un groupe très particulier, celui des ldab-ldob, qui, souvent appelés moines-guerriers, servaient plutôt de gardes du corps et passaient le reste de leur temps en compétitions sportives et en bagarres.

En principe, les parents faisaient entrer leur enfant dans le monastère local proche de leur domicile. Il pouvait y rester toute sa vie ; il pouvait aussi en changer à son gré. Pour poursuivre des études approfondies, il devait finalement rejoindre l’un des monastères- universités de son école. Ces grands monastères comptaient plusieurs milliers de moines parfois, répartis en collèges (grva-tshang). Chez les dGe-lugs-pa, pour qui la maîtrise de l’intellect est un préalable indispensable à la pratique des tantra, les études de philosophie, de métaphysique, etc., duraient dix-sept ans, sanctionnées chaque année par un examen sous forme de disputations au déroulement quasi rituel. La base de l’enseignement était d’abord la mémorisation des textes, sur lesquels ensuite le maître donnait des explications. Chez les rNying-ma-pa et les bKa’-brgyud-pa, le jeune moine avait le choix entre la poursuite d’études intellectuelles ou la pratique immédiate des tantra. Il entrait alors dans le collège de « réalisation tantrique » (sgrub-grva). Il adhérait à la personne d’un bla-ma qui lui conférait les initiations et les enseignements successifs de l’expérience mystique. Chaque monastère avait un programme annuel fixe, pour les études comme pour les rituels, variable d’un monastère à un autre, et consigné dans une charte (bca’-yig) octroyée ou approuvée par le gouvernement.

Les religieux mariés (sngags-pa, « tantristes ») pouvaient eux aussi se regrouper dans des monastères : leur famille, dans ce cas, habitait à l’extérieur. Le plus souvent, ils vivaient dans le village, menant une vie semblable à celle des laïcs en dehors de leurs services religieux. D’autres menaient une vie errante. Leur recrutement était généralement familial : ils se transmettaient les enseignements de père en fils, ou d’oncle à neveu, et formaient eux aussi une classe endogame. Ils appartenaient surtout aux ordres « anciens », rNying-ma-pa et Bon-po ; on y trouvait aussi des bKa’-brgyud-pa, mais pratiquement aucun dGe-lugs-pa. Ils étaient reconnaissables à leurs longs cheveux tressés de laine et roulés en chignon. Comme leur nom l’indique, ils s’adonnaient aux rites tantriques et à la méditation. Ils ne prononçaient pas les vœux monastiques, mais seulement le vœu d’atteindre l’Éveil par la voie des bodhisattva (byang-chub sdom) et les vœux des tantra (sngags-sdom), ne se distinguant pas en cela des laïcs. On trouvait dans cette catégorie un large éventail social, depuis le sngags-pa errant, redouté pour son « mauvais œil », jusqu’à la réincarnation éminente, vénérée de tous, tel de nos jours bDud-‘joms Rin-po-che, chef reconnu de l’école rNying-ma-pa.

Une dernière catégorie de religieux se recrutait tant parmi les moines ordonnés que parmi les religieux mariés : les ermites (ri-khrod-pa), souvent appelés Grands Méditants (sgom-chen). Les conditions de leur retraite étaient variables, allant de la vie dans un ermitage, où le religieux subvenait plus ou moins à ses besoins, jusqu’à la réclusion murée dans l’obscurité, le méditant étant alimenté de l’extérieur au moyen d’un tour. Les ermitages étaient des filiales des monastères ou indépendants. Certains religieux choisissaient de vivre définitivement en anachorètes. D’autres se retiraient dans un ermitage pour une durée déterminée : réalisation d’une méditation, d’un rituel… Chez les bKa’-brgyud-pa, tout disciple qui avait atteint une maturité spirituelle suffisante devait faire, une fois au moins dans sa vie, une retraite de trois ans, trois mois et trois jours, dans la réclusion la plus totale, n’ayant de contacts qu’avec son bla-ma. Les ermites inspiraient le respect et avaient une réputation de sainteté.

Culte et rituels

Le monastère de Tashilhunpo, près de Shigatse, a été fondé en 1445 par l'Ordre des dGe-lugs-pa
(les «vertueux», surnommés Bonnets jaunes par les étrangers).

C’étaient aussi les religieux qui avaient la charge d’accomplir la majeure partie du culte : les laïcs assistaient occasionnellement aux cérémonies, mais n’y participaient pas. Leur rôle se bornait à être les donateurs qui fournissaient l’argent ou les denrées nécessaires à la subsistance du clergé ou aux rituels ; ils étaient aussi les « patrons » qui commandaient des cérémonies pour les divers événements de leur existence : cycle de la vie, exorcismes en cas de malheur ou de maladie, préparation d’un voyage… ou, simplement, pour accumuler des mérites. Ces rituels pouvaient se dérouler dans la demeure du « patron » laïc ou au monastère et, suivant la richesse et la générosité du commanditaire, mobiliser un ou plusieurs ou même tous les religieux, pendant un nombre de jours plus ou moins grand. En dehors de ces cérémonies occasionnelles, les religieux étaient astreints à un calendrier liturgique, comme on l’a vu plus haut. Un petit nombre de fêtes, commémorant généralement les grands événements de la vie du Buddha, étaient célébrées à l’unisson par toutes les écoles : naissance du Buddha, grand miracle de Shrāvastī… Des fêtes particulières à chaque école s’y ajoutaient : événements marquants de la vie de leur saint fondateur, Tsong-kha-pa pour les dGe-lugs-pa, Padmasambhava pour les rNying-ma-pa, par exemple, ou culte particulier rendu à la divinité protectrice (yi-dam) principale de l’école. Enfin, à l’intérieur d’une même école, le calendrier liturgique variait d’un monastère à un autre, selon sa vocation propre : rituel, études… et les instructions de son fondateur. Dans les monastères-universités dGe- lugs-pa, l’exécution des rituels était laissée à un collège particulier, celui des mantra (sngags-kyi grva-tshang). Bien que les étudiants fussent théoriquement astreints à assister aux grandes assemblées journalières, ils pouvaient s’en dispenser pour étudier.

Les rituels sont multiples ; ils défient le classement, car ils vont de la méditation solitaire aux célébrations les plus complexes, les actes cultuels s’imbriquant les uns dans les autres. Ils forment souvent des cérémonies fastueuses qui peuvent durer plusieurs jours, ou même plusieurs semaines, dans le cas des initiations aux textes. Les choses se compliquent encore du fait que, pour la même divinité, de nombreuses traditions liturgiques, issues d’une révélation particulière ou découvertes sous forme de « texte- trésor » chez les rNying-ma-pa et les Bon-po, sont transmises et pratiquées. Parmi les rituels qui impliquent la Communauté, quel que soit le nombre effectif des participants, on peut distinguer grossièrement entre ceux qui relèvent des sūtra et ceux qui relèvent des tantra ; et, dans ces deux catégories, ceux qui sont (théoriquement) récités par cœur sur une psalmodie monotone et ceux qui sont chantés avec accompagnement d’instruments musicaux spécifiquement religieux : conques, grandes trompes, tambours, hautbois, gongs, cymbales. En principe, les célébrants exécutent tous les rituels en méditation.

Bonzes tibétains jouant de la trompe pour une fête religieuse.
Femmes chantant en s'accompagnant de tambours, dans un temple bouddhiste de Lhassa, Tibet.

La typologie est directement héritée du bouddhisme indien, mais les mêmes termes recouvrent parfois des réalités différentes, héritage probable de la religion prébouddhique. Ainsi, l’offrande aux mânes, bali, est bien traduite par le terme qui signifie « jeter en éparpillant » : gtor-ma ; mais le mot désigne ce qu’il est convenu d’appeler « gâteaux sacrificiels », aux formes et couleurs différentes selon la divinité dédicataire du rituel. D’autres rituels semblent n’avoir pas eu de correspondants dans le bouddhisme indien, tels le bsangs, fumigation de genévrier destinée aux dieux du sol, ou les spectaculaires danses masquées (cham), déjà célèbres en Occident.

Croyances et pratiques populaires

Photo : Moulin à prières, Namche Bazar, Népal
Moulin à prières, Namche Bazar, Népal
Faire tourner le moulin a la même valeur spirituelle que de réciter les mantras dont il est rempli.

Bien que les laïcs aient eu la possibilité de prononcer le vœu de la Pensée de l’Éveil et celui des tantra, et que certains se soient engagés sur cette voie, la majorité laissait aux spécialistes tout ce qui relève de la spéculation métaphysique ou de la liturgie, et se contentait d’une foi vivace mais élémentaire, où les grandes notions du bouddhisme se combinaient avec les croyances ancestrales. Le principe bouddhique le plus profondément enraciné dans le peuple est celui du karma (las, rétribution des actes) qui conditionne l’existence présente et les renaissances à venir ; cette croyance entraîne une sorte de fatalisme tout à fait frappant devant les vicissitudes de la vie. En même temps, elle conduit à une série d’actes destinés à accumuler des mérites pour obtenir une meilleure renaissance, jusqu’à la délivrance dans un paradis, et non l’extinction complète du nirvāṇa. Parallèlement, la crainte de tomber dans l’un des enfers est forte, avivée par les descriptions et peintures qui en sont faites. La dévotion s’adresse moins au Buddha Shākyamuni qu’aux buddha et bodhisattva avec une piété toute particulière envers Avalokiteśvara, considéré, depuis le XIIe siècle au moins, comme le patron spécifique du Tibet. Son mantra, la célèbre formule en six syllabes om maṇi padme hūṃ, est égrené sans fin sur le rosaire qui ne quitte pas le Tibétain, répété dans le tournoiement des moulins à prière actionnés par le passant ou le courant de l’eau, gravé sur les rochers ou des pierres empilées.

La pratique populaire peut se résumer dans la dévotion envers les trois aspects des buddha : corps, parole, pensée, symbolisés respectivement par les images et statues, les livres, les stūpa (mchod-rten) et temples. Elle se manifeste dans le culte journalier rendu à l’autel familial par le père de famille : renouvellement de l’eau des coupelles d’offrande… À l’extérieur, elle se manifeste par la circumambulation autour des stūpa qui jalonnent les chemins, la mise en branle des moulins à prière, les pèlerinages, proches ou lointains. Entièrement intégrés à ces croyances et pratiques relevant du bouddhisme le plus orthodoxe, on trouve des éléments absents du bouddhisme indien tel qu’il est parvenu à notre connaissance, que l’on peut rattacher au fonds prébouddhique : crainte des « revenants » (‘dre), dont il existe de nombreuses catégories ; multitude et importance des dieux du sol, et survivance du culte voué aux divinités-montagnes ; divinités personnelles résidant sur les diverses parties du corps, dieux de la maison – protecteur de la lignée mâle (pho-lha), auquel les hommes rendent un culte quotidien de fumigations ; dieu de l’intérieur (phug-lha), vénéré par les femmes dans le pilier principal de la cuisine ; dieu du foyer (thab-lha)… La nomenclature en est presque sans fin. Pour s’attirer leur faveur, pour écarter les malheurs qu’ils provoquent s’ils sont offensés, ou pour les réparer, les laïcs font appel à des spécialistes, religieux ou non, qui utilisent des techniques prohibées théoriquement par le bouddhisme : divination, dont il existe de nombreux systèmes, prise de possession de médiums. Certains de ces médiums, de très haut rang, étaient patronnés officiellement par le gouvernement, pour qui ils faisaient fonction d’oracle d’État.

Le bouddhisme, capable de s’adapter aux différents contextes socioreligieux qu’il rencontrait, s’est révélé au Tibet être un extraordinaire instrument de culture, envahissant et façonnant tous les domaines de l’activité humaine : art, littérature, vie quotidienne… En même temps, il s’est chargé d’éléments nouveaux dans ses développements dogmatiques comme dans son panthéon et ses cultes. Un phénomène similaire se déroule actuellement avec l’engouement des Occidentaux pour le bouddhisme tibétain et avec l’implantation de centres d’enseignement et de méditation en Europe et aux États-Unis.

L’avenir dira dans quelle mesure l’adaptation par les maîtres tibétains de leur pensée et de leur vocabulaire à la mentalité occidentale modifiera à son tour le bouddhisme tibétain.

— Anne-Marie BLONDEAU

SOURCES

Anne-Marie BLONDEAU, « BOUDDHISME (Les grandes traditions) – Bouddhisme tibétain », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 19 novembre 2021. 

URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/bouddhisme-les-grandes-traditions-bouddhisme-tibetain/

 

BIBLIOGRAPHIE

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