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Hindouisme

Table des matières

Le terme d’hindouisme s’applique à l’aspect revêtu par le brahmanisme à une époque relativement récente ; bien qu’il fût mis en circulation aux XIe et XIIe siècles seulement par les envahisseurs islamiques, les réalités qu’il recouvre sont largement antérieures à cet emploi. Lorsque les musulmans parvinrent par vagues successives jusqu’à l’Indus, ils tirèrent du nom du fleuve celui qu’ils décernèrent aux populations vivant sur ses bords puis, par extension, aux coutumes de ces populations. À mesure qu’ils avançaient dans le cœur de l’Inde, vers l’est et vers le sud, ils retrouvaient les mêmes usages, si différents des leurs, auxquels ils donnèrent la même appellation. Ainsi, un terme désignant primitivement les habitants du delta de l’Indus s’étendit peu à peu à tous ceux qui, dans le pays entier, pratiquaient les rites brahmaniques. Et l’habitude s’est établie de le réserver à certaines formes prises par cette religion vers les environs de l’ère chrétienne.

L’une des caractéristiques les plus importantes de l’hindouisme est l’appartenance à la caste, fait si général qu’il intervient même dans les milieux qui prétendent s’en affranchir.

Le mot « caste », d’ailleurs, n’est pas non plus indien, mais d’origine portugaise ; il désigne une structure sociale qui se présente sous deux aspects. Le premier, presque uniquement théorique – tel, du moins, qu’on le trouve attesté dans les Veda, 1 500 ans avant notre ère –, définit une société divisée en quatre catégories (varṇa), qui n’ont jamais dû exister d’une manière aussi rigide. En revanche, l’autre forme, qui remonte très haut dans le temps, est la fragmentation en des groupes nombreux déterminés par des particularités le plus souvent en dépendance des métiers exercés : quelque chose d’assez proche de ce que pouvaient être les corporations dans l’Europe médiévale.

Le goût de la classification, si foncièrement indien, a introduit un mécanisme semblable parmi ceux qu’on appelle les hors-caste et que la pure tradition brahmanique rejette. Entre eux se sont établies de nouvelles strates, qui les situent plus ou moins bas dans l’échelle sociale.

L’unité religieuse que recouvre le mot « hindouisme » est plus une attitude générale que l’accord fait sur des dogmes particuliers. Sans doute trouve-t-on partout répandue la croyance aux renaissances successives (saṃsāra) auxquelles, sous le poids des actes accomplis dans les existences antérieures (karman), un principe spirituel individuel est astreint jusqu’à sa parfaite purification. Mais, héritée de formes brahmaniques plus anciennes, telles qu’on les rencontrait déjà dans les upaniṣad classiques, cette notion est panindienne, commune au bouddhisme comme au brahmanisme, et en liaison avec la croyance à l’éternité de l’univers.

L’identité du soi individuel (Ātman) à l’Absolu (Ātman ou brahman), Soi universel, reste le centre des spéculations traditionnelles ; cependant, ce qui caractérise surtout l’hindouisme, c’est sa tendance plus ou moins accentuée à mettre en évidence une Personne Suprême. Tantôt il la subordonne au Principe impersonnel – ce sera la position, entre autres, du courant imprégné de vedanta shankarien –, tantôt il l’y superpose – et ce sera l’attitude adoptée par ce qu’on a nommé les mouvements sectaires.

Le contenu religieux

Brahmanisme ancien et hindouisme

Il est impossible de séparer de façon nette cet ensemble religieux qu’est l’hindouisme de celui qu’on a désigné arbitrairement comme « brahmanisme ancien » et qui connaîtra, du reste, plusieurs reviviscences au cours des siècles, tandis qu’autour de lui l’hindouisme se développe de manière continue. On peut considérer en gros que ce dernier débute avec l’ère chrétienne ; cependant, les textes épiques, Mahābhārata et Rāmāyaṇa, composés entre le IIIe siècle avant J.-C. et le IIIe siècle après J.-C., en contenaient déjà plus que des germes, y compris dans leurs parties les plus anciennes. Parmi les upaniṣad classiques, également, deux des plus tardives la Śvetāśvatara et la Maitrī, présentent toutes les caractéristiques des textes hindouistes, avec leur tendance marquée au théisme. Elles doivent être à peu près contemporaines de la Bhagavad Gītā, célèbre fragment de l’Épopée, qui exalte Kṛṣṇa, le Bienheureux Seigneur, en tant qu’Absolu Personnel origine de toutes choses.

Le changement d’attitude s’effectue toutefois sans saccades ; on passe insensiblement des composantes anciennes à celles plus récentes de la pensée religieuse indienne ; la continuité a été, de la sorte, assurée jusqu’à nos jours. Une constante du comportement brahmanique a favorisé cette mutation : la tendance à l’universalisme, qui se manifeste par un extraordinaire pouvoir d’absorption des notions les plus diverses. À la haute époque, on avait pu constater que déjà les divinités majeures se présentaient comme une synthèse de dieux différents ; certains traits communs avaient conduit à assimiler les uns aux autres plusieurs personnages. La confluence des diverses traditions s’explique aisément par l’aptitude qu’a chaque divinité à revêtir des formes multiples auxquelles répond la variété des dénominations. Les dieux hérités de l’Inde védique, et dont beaucoup étaient d’origine iranienne, avaient, à leur arrivée dans l’Inde, rencontré les divinités locales. Plutôt que de repousser celles-ci et d’en interdire le culte, les milieux brahmanisés les ont adoptées en les faisant absorber par leurs propres dieux, donnant ainsi naissance à des personnages porteurs de caractéristiques nouvelles, qui parfois les écartaient radicalement de celles attribuées aux dieux traditionnels dont ils portaient le nom.

Le processus s’est perpétué jusqu’à nos jours : il est courant que telle ou telle forme divine particulière soit identifiée à l’un des grands dieux du panthéon brahmanique et considérée comme l’aspect préférentiel sous lequel un certain groupe lui rend hommage.

Ainsi s’organisent les cultes dits sectaires. Il convient de prendre cette épithète dans son sens étymologique et technique d’appartenance à une secte donnée. La secte se caractérise par le culte rendu, sinon exclusivement du moins avec une préférence très marquée, à telle ou telle divinité considérée comme une manifestation de l’un des deux grands dieux de l’hindouisme, Viṣṇu ou Śiva.

Les croyances

En dépit de la continuité entre ce qu’on nomme brahmanisme et hindouisme, on note des particularités qui justifient l’emploi des deux dénominations, tant pour les croyances proprement dites que pour la personnalité des dieux et les aspects du culte. Parmi les quelques croyances essentielles qui ont passé dans l’hindouisme, le souci dominant de la Libération, si étroitement lié au cycle des renaissances et à la rétribution des actes, pèse toujours lourdement sur la pensée indienne, aiguillonnant son désir d’échapper définitivement à la ronde redoutée du saṃsāra qui désigne d’abord le devenir dans le monde phénoménal, puis les renaissances successives.

Les âges du monde

L’univers lui-même s’inscrit dans la ronde. Dès le début de cette période d’assimilation, les textes attestent une nouvelle conviction : celle qui se rapporte aux créations et aux destructions cosmiques alternées.

L’éternité des Veda, proclamée par les plus anciennes autorités, s’opposait à la relativité de l’univers. Toutefois, le mécanisme des apparitions et disparitions de celui-ci n’est vraiment explicité que dans les ouvrages proches du début de l’hindouisme, Lois de Manu ou certains textes de l’Épopée. Chaque période d’émergence (kalpa), dite « jour de Brahmā », se subdivise en quatre périodes intermédiaires (yuga) qui vont en décroissant dans l’ordre de l’excellence et de la durée. Chaque yuga est suivi d’une destruction partielle du monde ; à la fin du quatrième yuga survient la résorption universelle (pralaya) par le feu et par l’eau. C’est alors la « nuit de Brahmā », de longueur égale à celle du jour qui l’avait précédée. Au bout de ce temps, le processus recommence ; le monde est émis à nouveau. Le fait n’a rien d’une création ex nihilo, mais se produit par étapes à partir d’un principe primordial mis en mouvement soit par l’action de Brahmā, soit par la danse rythmée de Śiva, par son énergie personnifiée, ou par toute autre Cause Première. Quelle qu’en soit l’origine, le schéma de production reste le même, emprunté souvent à des doctrines plus ou moins apparentées à deux traditions parmi les plus anciennes de la pensée indienne, celle du sāṃkhya et celle du yoga, celui-ci représentant l’aspect pratique de celui-là.

Bronze figurant Nataraja («roi des danseurs»), l'une des représentations de Shiva.
Style chola tardif. Xe siècle. Musée d'art du comté de Los Angeles. USA
Photo : Sadhu dans l'hindouisme
Sadhu. Gujarat, Inde.

Les dieux aussi disparaissent lors d’un pralaya ; à la résurgence de l’univers, ils reparaissent mais, si l’on peut dire, ès qualités. On retrouve chaque fois un Indra, un Kubera (dieu des richesses) ; le titulaire change ; le précédent, éphémère, peut avoir été rétrogradé ou, dans la perspective de la Délivrance, avoir atteint la Libération définitive. Seule la Personne Suprême, parce qu’elle est l’Absolu, échappe aux fluctuations du relatif et demeure immuable, comme demeurait immuable le brahman des upaniṣad

La bhakti

Suivant l’enseignement de la Bhagavad Gītā, on reconnaît au moins nominalement trois voies capables de mener à la Délivrance : discipline des actes (karmayoga), de la connaissance (jñānayoga) et de la dévotion (bhaktiyoga). Dans l’hindouisme, c’est cette dernière qui prend la prédominance.

Amour confiant envers le Dieu Suprême bienveillant, la bhakti devient par la suite complet abandon (prapatti) à Celui de qui tout procède. Ce sentiment qui a, peu ou prou, gagné tout l’hindouisme, apparaît comme l’une des particularités les plus marquantes des milieux sectaires. Il s’établit alors entre la divinité et son dévot un rapport de personne à personne qui faisait défaut aux époques précédentes.

Les milieux sectaires

S’agit-il vraiment d’un fait nouveau ? À vrai dire, des communautés restreintes se consacrant au culte d’une forme divine considérée comme la Forme Ultime ont dû exister auparavant. Pour la foule, ce rattachement paraît secondaire, car la piété était entièrement polarisée par la manifestation locale. Cependant, toujours soucieux d’universalisme, les chefs de file relieront ces divinités particulières aux figures majeures, Viṣṇu ou Śiva. De ce fait, une secte ne rejette rien de l’apport traditionnel ; simplement, on opère un choix parmi les éléments adoptés. On admet, en principe, l’ensemble des textes de la Révélation (śruti) tout en mettant l’accent sur un traité qui, le plus souvent, n’y appartient pas, mais n’en devient pas moins le Livre saint par excellence. Ce sont, également, les traits originaux de la forme divine élue (iṣṭādevatā) qui fixent la dévotion des fidèles, même si, théoriquement, ils la considèrent comme une simple manifestation relative de l’Absolu Personnel.

Le mouvement sectaire, qui pourrait donner l’impression d’un émiettement, exprime en réalité un renouveau, la force vive insufflée périodiquement à une religion qui tendrait à se scléroser dans la routine du rite. Il faut interpréter dans ce sens le refus de la caste sur le plan religieux. Dans la vie courante, on respecte bien la hiérarchie traditionnelle, mais les réformateurs des sectes ne cessent de proclamer qu’aux yeux de la Divinité Suprême infiniment bonne et bienveillante, le compartiment social auquel appartient le fidèle importe peu.

Dans l’ancienne perspective, ne pouvait parvenir à la Libération qu’un membre de la caste brahmanique de sexe masculin : les mérites acquis dans d’autres conditions n’apportaient, au mieux, qu’une renaissance optimale qui pourrait, elle, donner directement accès à la Délivrance. En revanche, pour les sectes, l’amour porté à la divinité suffit à assurer le salut immédiat sous l’effet de la grâce accordée par celle-ci en retour de la dévotion. Cette grâce échoit à n’importe qui : membre des varṇa, hors-caste ou femme, sous réserve de la seule exigence essentielle. Une telle facilité a d’ailleurs dû contribuer à la diffusion des croyances sectaires.

Trait important dans ces groupes : la considération accordée à la personne du maître spirituel (guru). Le respect du maître a toujours été très grand en Inde, conséquence directe de la transmission orale qui est demeurée pendant des siècles la seule forme d’enseignement. Mais, dans l’hindouisme des sectes, on regarde très souvent le guru comme une incarnation de la divinité elle-même ; d’où l’intensité du sentiment qu’on lui porte. Il n’est pas seulement l’intermédiaire transmettant la parole divine : il est le dieu rendu sensible à ses dévots. Cet aspect apparaît particulièrement notable dans les cultes vishnouites où la bhakti a trouvé son terrain d’élection.

Si la naissance de sectes innombrables, souvent disparues presque sitôt constituées, domine toute la vie religieuse depuis le début de l’ère chrétienne, il ne faut pas oublier cependant qu’ont subsisté nombre de coutumes religieuses plus proches du brahmanisme traditionnel, où le culte, même s’il se rend de préférence à Viṣṇu ou à Śiva, ne présente pas de caractères sectaires. L’hommage (pūjā) se répartit plus également entre différents dieux, la voie de la bhakti n’y est pas prépondérante, et le respect du guru s’y manifeste sans que, pour autant, on voit en lui une incarnation divine.

Ahiṃsā

Une des croyances qui ont contribué à rendre caduc le sacrifice védique est le développement de la notion d’ahiṃsā, traduite souvent par « non-violence », mais dont le sens est plus radical encore. Ce terme est tiré du désidératif de la racine HAN, frapper, tuer ; il implique donc jusqu’au non-désir de nuire.

Dans la religion intériorisée qu’est alors devenu le brahmanisme – en contraste avec le ritualisme védique –, l’intention compte autant que le fait. Les upaniṣad et l’Épopée parlent déjà du mal qu’on commet « en action (avec le corps), en parole et en pensée ». On prend en abomination le sacrifice solennel qui exigeait l’immolation de nombreuses victimes. En réalité, dans les cultes populaires, on continue de sacrifier du petit bétail, en particulier aux déesses. Toutefois, les rites se déroulent hors du temple, un peu à l’écart de celui-ci.

Le panthéon hindouiste

Le panthéon brahmanique était extrêmement riche. Dans la perspective hindouiste, la mention des trente-trois dieux dont Indra est le chef subsiste théoriquement. Il s’y substitue dans certains textes une liste de trente dieux, au-dessus desquels trônent trois divinités majeures : Brahmā, Viṣṇu, Śiva, que la tradition donne comme présidant le premier à la création, le deuxième à la conservation de l’univers et le dernier à sa destruction. La diversité même de leurs fonctions entraînera le besoin d’une unité supérieure.

Dans les milieux les plus proches de l’explication métaphysique des upaniṣad anciennes, l’unité est celle du Brahman impersonnel, dont les trois formes divines ne sont que des manifestations sur le plan du relatif. Dans les milieux où prédominent les tendances dévotieuses, ce rôle est dévolu à la Personne Unique, Suprême et Inaccessible, dont Brahmā, Viṣṇu et Síva sont de simples aspects. Cette conception prévaut surtout en climat shivaïte : Rudra-Śiva y apparaît avec les trois visages (trimūrti), son aspect destructeur recevant fréquemment le nom de Bhairava, « le Terrible », mais la même représentation est aussi très importante dans certaines sectes vishnouites telles que le Pāñcarātra.

Brahmā

Ces trois formes divines sont les plus importantes, non les seules, car la diversité de telles manifestations est infinie ; elles sont toutes regroupées autour des deux figures qui vont dominer tout l’hindouisme : celle de Viṣṇu et celle de Śiva. Quant à Brahmā, dont les racines plongeaient si profondément dans le brahmanisme, son culte décline. On ne l’invoque plus guère individuellement ; intégré à un autre contexte religieux, il ne joue plus qu’un rôle secondaire, conséquence probable du fait qu’il avait épuisé toutes ses possibilités à l’époque antérieure. Originellement, il n’était que la personnification, au masculin, du Brahman neutre. Dans les brāhmaṇa, il apparaissait comme le démiurge. La plénitude même du Brahman dont il est issu empêchera, par la suite, qu’on l’identifie à l’Absolu personnifié des cultes sectaires. Brahmā était une limitation par rapport à l’infini ; on ne peut plus compter qu’un mouvement inverse s’esquisse en sa faveur. Il conserve sa fonction de démiurge dans la triade traditionnelle, comme dans la trimūrti shivaïte. Dans le vishnouisme, également, à chaque âge du monde, assis sur le lotus jailli du nombril de Viṣṇu, il remet en action le processus évolutif, à la façon décrite dès les textes plus anciens. Ainsi, en dépit de son appartenance à la triade dont on retrouve trace presque partout, Brahmā s’efface et ne reçoit plus d’adorations particulières. On ne lui construit guère de sanctuaires ; rares sont ceux qui lui sont consacrés. Il ne demeure plus en présence, sur le même plan, que les deux autres grandes divinités.

Bien que les deux lignées soient nettement distinctes, leur complémentarité frappe autant que leur opposition. C’est pourquoi, tout en rendant un culte préférentiel à l’un des deux, un dévot, même sectaire, ne rejette pas l’autre. Dans la plupart des cas, du fait de l’universalisme sous-jacent au brahmanisme en général, la divinité majeure varie suivant les sectes et le rapport des deux divinités reste interchangeable : l’une, Personne Suprême, l’autre, forme très haute, souvent privilégiée, du dieu. Il suffira donc de la subordonner à l’iṣṭādevatā pour lui assigner sa juste place dans le système et lui rendre les hommages qui lui sont dus. On peut tout au plus signaler que l’ouverture et l’accueil sont généralement plus larges en milieu shivaïte qu’en milieu vishnouite.

Viṣṇu

Le personnage de Viṣṇu (prononcer Vichnou) est extrêmement complexe : Āditya, fils d’Āditi, la Sans-Limite, s’inscrit dans une série de divinités védiques d’origine solaire ; cette origine est exprimée dès le Veda dans le mythe des trois pas par lesquels Viṣṇu couvre l’univers entier et qui symbolisent la course diurne du soleil. Par ailleurs, dans les brāhmaṇa, le dieu Nārāyaṇa, auquel on l’identifiera plus tard, occupe une place centrale dans le sacrifice ; à ce dernier nom on accole souvent celui de Hari, « le Fauve », qui l’apparente à Agni, le feu sacrificiel. Enfin, peu avant l’ère chrétienne, le culte de Kṛṣṇa- Vāsudeva, dieu guerrier de la Bhagavad Gītā, appelé aussi Bhagavant, le Bienheureux Seigneur, apporte un nouvel élément.

Kṛṣṇa-Vāsudeva lui-même n’est pas simple ; il se présente sous trois aspects différents. À l’image du dieu guerrier se superpose celle d’un dieu-enfant, puis d’un jeune berger dont sont amoureuses les bergères. Ces deux formes représentent les divinités de tribus pastorales ou forestières ; elles prendront toute leur importance dans la littérature tardive, celle des purāṇa, en particulier dans l’un des plus récents, le Bhagavata Purāṇa, qui date probablement des environs du Xe siècle.

L’unité de Viṣṇu est donc une unité nominale, couvrant des traditions disparates. La représentation la plus frappante qu’on se fasse de lui est celle du grand dieu endormi sur le serpent d’infinitude durant le temps où l’univers a disparu. Il rêve le monde évanoui, le maintenant ainsi dans sa mémoire pour que, le moment venu, Brahmā le recrée à nouveau. Son image dominante est donc celle d’une immutabilité qui s’oppose apparemment à l’image dynamique de Śiva dansant la grande danse cosmique (taṇḍava) par laquelle, alternativement, il amène le monde à l’existence et l’anéantit.

Comment concilier l’immutabilité de Viṣṇu avec son pouvoir universel ? Parmi les doctrines les plus courantes d’une des plus anciennes sectes vishnouites, les pāñcarātra, on trouve une notion qui a gagné tout le vishnouisme, y compris celui qu’on ne peut considérer comme sectaire. Il s’agit des cinq formes dans lesquelles réside le dieu : la forme suprême (para), invisible, inaccessible à l’œil humain ; quatre hypostases (vyūha) de cette forme suprême, liées au processus évolutif ; des incarnations occasionnelles (avatāra), qui sont produites dans un dessein précis et peuvent être totales ou partielles ; la présence invisible du dieu dans le cœur humain (antaryamin) ; la forme, enfin, sous laquelle on peut lui rendre hommage (arcana), c’est-à-dire la statue dans laquelle une consécration a introduit le reflet de la divinité.

La diversité foncière de Viṣṇu s’exprime tout naturellement dans les vyūha et les avatāra. L’avatāra est une descente sur terre destinée à rétablir l’ordre cosmique troublé par les démons ; leur nombre d’abord restreint (quatre ou six) a crû avec le temps. Toutefois, la doctrine classique s’en tient à dix ; certaines avatāra revêtent une forme animale, d’autres relèvent de la catégorie des héros divinisés. À cette dernière appartiennent les deux plus marquantes : Rāma, le héros du Rāmāyaṇa, et Kṛṣṇa, lui-même si complexe. Le courant avatārique a connu une grande popularité dans toute l’Inde et a, dans le Sud, suscité de nombreux hymnes en langue vernaculaire, tout spécialement en tamoul. Parallèlement s’est développé le culte des vyūha, expansions divines, théorie qui semble avoir pris corps aux premiers siècles de l’hindouisme. D’après elle, Vāsudeva, la manifestation la plus haute, possède six qualités éminentes, chacune des manifestations secondaires n’en possède que deux dans toute leur intensité ; en même temps que ces vertus, elles se partagent l’administration de l’univers. Le premier vyūha lui-même n’est qu’une expression de l’Absolu Personnel inconnaissable (para). Le courant des vyūha se rattache étroitement au système des pāñcarātra ; celui des avatāra s’accorde plutôt à l’ensemble dit vaikhānasa. L’un et l’autre sont des témoignages de la piété vishnouite et coexisteront sans se mêler vraiment. Il faut noter néanmoins que, sur un certain plan, les deux séries se répondent. Le premier vyūha porte, en effet, le nom de Vāsudeva, patronyme de Kṛṣṇa ; on désigne les trois autres sous les appellations de Saṃkarṣaṇa, Pradyumna et Aniruddha, qui se rapportent respectivement au frère, au fils et au petit- fils de Kṛṣṇa. L’une et l’autre traditions participent d’une atmosphère semblable. Dans les avatāra, les manifestations particulières du divin prennent de plus en plus d’importance. Les milieux imprégnés des doctrines pāñcarātra mettront davantage l’accent sur la grandeur et l’unité de l’Absolu personnifié. Mais, chacun à leur manière, les fidèles rendent ainsi compte de l’activité de la Personne Suprême, impassible à l’arrière-plan. On sent bien, toujours prêt à affleurer, le souvenir du Brahman, Absolu impersonnel, inactif, en dehors de toute évolution cosmique, de tout changement, même s’il en est la Cause Première.

Photo : sculpture de trinité dans l'hindouisme
Brahma (4 têtes), Shiva (trident et damaru) et Vishnu (conque et chakra)

Le liṅga

Si, dans les temples vishnouites, l’image centrale, celle du sanctuaire principal, représente souvent Viṣṇu-Nārāyaṇa endormi sur son serpent, la forme schématique du liṅga est celle qui rend le mieux compte de l’atmosphère śivaïte.

Sur les reliefs ou les statues de bronze, on voit fréquemment le dieu dansant le taṇḍava, ou assis, en compagnie de son épouse Pārvatī, sur le dos de sa monture, le taureau Nandin. Mais, au centre du sanctuaire, s’élève seulement la pierre nue du liṅga, symbole mâle, posé sur la yoni, symbole féminin. On a tendance à n’en retenir que l’aspect phallique et à ignorer la notion d’infinitude – attestée par de nombreuses légendes – qui lui est inhérente. On néglige ainsi sa parenté avec le pilier cosmique du védisme, qui reliait la terre au ciel, tout en dépassant infiniment l’un et l’autre. D’autre part, le dieu de la destruction est aussi le dieu du rythme vivant. Ascète, il pratique le tapas, maîtrise de la chaleur créatrice. Le liṅga figure cette énergie continue de la vie ; c’est pourquoi on pourrait y déceler la trace d’une époque où karman et saṃsāra ne se rangeaient pas encore au premier plan des préoccupations métaphysiques indiennes, où l’existence ne représentait pas le mal essentiel dont il fallait à tout prix se débarrasser.

Sculpture : Linga et Yoni, hindouisme.
Shiva-Lingam. Varanasi, Inde.

Le culte et les textes sacrés

Vers la simplicité des rites

Les grands sacrifices brahmaniques, qui étaient déjà en déclin avant notre ère, disparaissent de plus en plus. Des rites plus simples les remplacent ; bien souvent, ils n’exigent plus l’intervention d’exécutants attitrés s’interposant entre le fidèle et son dieu. Toutefois, quoique le rite soit jugé insuffisant pour conduire à la Délivrance, sa valeur d’auxiliaire demeure. En tant que tel, même les milieux voués à la bhakti le conservent. Dans d’autres groupes où cet aspect de la religion ne prédomine pas, nombre de pratiques ont gardé la faveur de la foule.

Mais l’hommage (pūjā) a remplacé le sacrifice. Il s’exprime à l’aide d’offrandes d’eau, de fleurs, de lumières, de graines ou de gâteaux donnant une représentation figurée du dieu, que celle-ci appartienne à la tradition commune ou qu’elle soit la forme divine adoptée par une secte.

Comme par le passé, rites domestiques et rites collectifs coexistent ; Manu, la Gītā, d’autres autorités encore leur servent de garants. Dans son ensemble, l’Épopée insiste sur les divers moyens de se concilier les dieux. Pour la foule, en effet, la suprématie de l’Absolu Personnel apparaît plus théorique que sentie et la multitude des êtres divins du panthéon traditionnel, grossie de celle des divinités locales, reprend dans la pratique l’avantage sur les tendances monothéistes.

Aussi bien l’image divine n’est-elle pas une simple représentation : du point de vue métaphysique, on admet que la Réalité Ultime déborde infiniment la forme qui l’évoque, mais, pour le fidèle, la statue participe à la divinité – et pas seulement dans le vishnouisme où ce sentiment paraît particulièrement développé. Les images ont leur vie propre : le culte rendu dans les temples à la statue principale reproduit les rites laïques d’une journée royale. Un desservant (ou des desservants) lui est attaché qui, dans les groupes sectaires de tradition shivaïte, n’appartient pas toujours à la caste brahmanique.

L’adoration des images relève autant du culte privé que du culte public ; les rites ayant pour objet l’image domestique se pratiquent dans chaque demeure. Le maître de maison en est l’officiant ordinaire ; cependant, en son absence, quelque autre membre de la famille peut le suppléer.

Tous ces rites s’accompagnent de prières murmurées, qui sont souvent de brèves formules (mantra) indéfiniment répétées. La plus répandue, la plus populaire, celle qui entre dans la plupart des autres formules est la syllabe mystique « om » contraction phonétique de trois lettres a, u, m, qu’on dit parfois symboliser les dieux de la grande triade – Brahmā, Viṣṇu et Śiva –, mais dont l’usage remonte plus haut que l’apparition de celle-ci. Chaque secte possède son mantra propre, communiqué à ses membres lors de leur initiation, car l’initiation, rite essentiel pour les trois varṇa (castes) supérieurs dans le brahmanisme traditionnel, prend une importance toute spéciale dans la perspective des cultes sectaires où le groupe revêt un sens bien plus prégnant.

Une autre coutume fortement établie dans le brahmanisme est la vénération portée aux tīrtha, lieux sacrés, aux gués des fleuves et particulièrement aux confluents des rivières. Les rites de purification tiennent une grande place dans la vie quotidienne : les ablutions accompagnées de prières s’imposent trois fois le jour ainsi qu’en de nombreux autres moments de l’existence.

Tout cours d’eau symbolise le Gange, Gaṅgā mātā « notre Mère le Gange », dont le simple contact lave de toutes les souillures. Le Mahābhārata consacre plusieurs chapitres du livre III à l’énumération des tīrtha les plus vénérables. Les pèlerinages, en grande faveur dans toute l’Inde, se dirigent souvent vers les sanctuaires construits au bord de ces gués et déplacent des foules considérables, non seulement à l’occasion de telle ou telle fête particulière mais, en dehors de la période de mousson, pendant toute l’année.

Il existe une forme très populaire du culte qui se rattache à un courant ancien, probablement antérieur même à l’entrée des Āryens en Inde : celui des déesses, qu’on invoque presque partout et qui sont assimilées, pour la forme, à une incarnation tantôt de Lakṣmī, l’épouse de Viṣṇu, tantôt de Pārvatī, l’épouse de Śiva. Les rites qui les concernent présentent une grande ressemblance d’une extrémité du pays à l’autre. On leur offre encore des victimes animales ; l’ancienneté et la continuité de ce culte expliquent la facilité avec laquelle se sont développées les doctrines śākta, où la déesse est adorée sur le même plan que le dieu et parfois même plus intensément que lui.

Des œuvres épiques aux collections de textes

Dès la fin des upaniṣad classiques, donc un peu avant l’ère chrétienne, les croyances formant le fond de l’hindouisme ont pris corps, attestant la vitalité d’un mouvement sans doute encore plus ancien et parallèle au brahmanisme védisant. Ainsi la Śvetāśvatara prône le culte de Rudra-Śiva, Personne Suprême, matrice universelle ; le terme même de bhakti s’y trouve au dernier chapitre. Le tout semble imprégné d’une atmosphère dévote, identique à celle que l’on rencontre dans la Bhagavad Gītā. Il n’existe pas entre les deux traditions d’autre différence, pour la position prise par le fidèle à l’égard du dieu, que le fait que la première est śivaïte et la seconde vishnouite.

Par ailleurs, divers passages du Mahābhārata présentent des caractères analogues : le Nārāyaṇīya Parvan, au livre XII, expose pour la première fois la doctrine des vyūha (expansions) de Viṣṇu, et, au livre XIV, l’Anugītā est un long fragment relevant à la fois de la spéculation et de la dévotion. Même si ces parties de l’Épopée sont de composition tardive, elles font autorité dans les cultes sectaires vishnouites. On doit noter aussi que la Maitrī Upaniṣad fait état de la triade divine aux fonctions diversifiées. Le Harivaṃśa, ouvrage de style épique, sorte d’annexe au Mahābhārata datant probablement du IVe siècle après J.-C., exalte la puissance de Kṛṣṇa-Vāsudeva.

Immédiatement après, appartenant à la même veine épique, commence la grande époque des purāṇa, « récits d’autrefois », qui, dans une atmosphère religieuse très semblable, exposent d’anciennes légendes tantôt vishnouites tantôt shivaïtes. L’un des plus récents purāṇa, le Bhāgavata, extrêmement imprégné de bhakti, chante le bienheureux Kṛṣṇa, qui n’est plus le guerrier de la Gītā, mais le jeune dieu objet de l’amour des gopī, bergères qui symbolisent les âmes humaines. Ses accents se révèlent très proches de ceux des māhātmya (exaltations), sorte de purāṇa locaux à la gloire d’une forme particulière de la divinité. Certains purāṇa sont aussi théoriquement voués à Brahmā, vestige au demeurant assez faible de la vénération portée à ce dieu, par ailleurs rentré dans l’ombre. Plus encore que les purāṇa, toute une série d’ouvrages, saṃhitā (collections) vishnouites ou āgama (traditions) shivaïtes, forment la mine inépuisable où les sectes choisissent leur Texte d’élection.

Le caractère commun de toutes ces œuvres est le fait que, même si on leur assigne un auteur mythique, elles sont anonymes. Plus tardivement, on conservera sous leur nom les enseignements des grands réformateurs religieux qui aménagent l’héritage traditionnel en divers systèmes auxquels se rallieront de nouvelles sectes. Mais cela relève de l’histoire de ces sectes, alors que les œuvres anonymes plus anciennes constituent l’arrière-plan de toute la sensibilité religieuse hindouiste, en dépit du choix opéré dans cette littérature considérable par les fidèles de telle ou telle obédience.

Le foisonnement des sectes

Si le courant hindouiste persiste depuis le début de l’ère chrétienne, le fait marquant de toute son histoire demeure l’apparition et le développement des mouvements sectaires. D’autre part, que ce soit à propos de la forme usuelle du culte ou des aspects particuliers revêtus par les sectes, des influences extérieures se sont exercées au cours du temps. Aux premiers siècles, les luttes avec le bouddhisme n’ont, il est vrai, guère joué que sur le plan de la spéculation, se bornant à des polémiques entre philosophes des deux religions. Finalement, d’ailleurs, le bouddhisme, gagné lui aussi par les tendances piétistes, lorsqu’il ne s’est pas réfugié dans les zones frontalières, s’est noyé dans l’hindouisme. En revanche, le heurt des invasions musulmanes a eu sur le brahmanisme de graves répercussions. Les envahisseurs, ne considérant d’abord que les apparences polythéistes de la religion indienne, ont déclenché de terribles persécutions dans le Nord, ravageant les lieux du culte, imposant de nombreuses conversions, non pas tant par la force brutale que par une contrainte organisée : on réservait aux musulmans les situations privilégiées ; quant aux impôts payés par les hindous, ils étaient excessivement lourds. Seuls l’éloignement et la naissance, au XIVe siècle, du royaume tampon de Vijayanagar ont préservé le Sud, qui devint ainsi le conservatoire le plus fidèle de l’hindouisme. Aussi est-ce de là que sont partis les grands mouvements religieux de l’Inde médiévale.

Il ne peut s’agir ici d’établir un répertoire exhaustif de la multiplicité des croyances ou des formes religieuses qui ont foisonné depuis le début de l’époque historique, c’est-à- dire depuis deux mille ans. Semblable variété n’a rien de surprenant si l’on réfléchit non seulement à la durée de cette période, mais aussi aux dimensions d’un pays dont l’étendue est égale à celle de l’Europe péninsulaire. On ne peut guère indiquer que les groupes les plus importants, dont beaucoup existent encore de nos jours. Quelle qu’en soit l’obédience – vishnouite ou shivaïte –, le processus d’apparition d’une secte se produit partout de façon analogue : sous l’impulsion d’un personnage connu pour sa sainteté et censé avoir reçu une révélation – ou, comme le Buddha, une illumination –, quelques disciples se groupent. Le maître leur transmet et leur explique cette révélation dont il a été le bénéficiaire. Les premiers adeptes en forment d’autres et les commentaires des textes sacrés, plus habituellement d’un texte particulier, donnent naissance à une nouvelle orthodoxie. Aux temps plus anciens, cette tradition restait orale ; beaucoup de gloses ont dû se perdre ainsi. L’influence s’étendait plus ou moins loin et durait plus ou moins longtemps.

Tantôt le maître demeure aux pieds de la divinité qu’il révère et dispense son enseignement dans le village ou ses alentours immédiats, tantôt il se met à pérégriner à travers l’Inde, visitant les sanctuaires les plus réputés de la divinité majeure à laquelle se rattache son iṣṭādevatā ; chemin faisant, il répand ses doctrines. Quelques-uns de ces maîtres passent, aussi vite oubliés que disparus. Il en est d’autres, en revanche, parmi ces mystiques itinérants qui demeurent célèbres ; leur enseignement, conservé par écrit, a survécu jusqu’à nos jours. Parfois, à l’exemple des bouddhistes et des jaïn, ces saints hommes ont fondé des monastères, coutume qu’ignorait le brahmanisme ancien.

Les sectes shivaïtes

Elles sont innombrables, mais beaucoup peuvent se regrouper sous certaines formes mieux définies. Deux grandes catégories sont particulièrement à retenir. C’est d’abord celle des pāśupata, dont les premiers témoignages remontent aux tout premiers siècles de l’ère : le Mahābhārata les cite parmi les sectes connues à cette époque. Les pāśupata reconnaissent trois entités : le Seigneur (pati) qui délivre les âmes (paśu) du lien (paśa) s’opposant à la Délivrance. Ils ont prospéré plus tard, aux IXe et Xe siècles. Il semble qu’il ait existé des ouvrages spécifiques de la secte, mais ils ont disparu et l’autorité qu’ils invoquent est surtout celle des āgama.

C’est aussi aux āgama que se réfère l’autre grand mouvement, trop vaste pour qu’on puisse à son sujet vraiment parler de secte, le śaiva-siddhānta, qui domine le shivaïsme du Sud et qui est très proche des pāśupata en ce qui concerne les croyances. Il se dit détenteur du shivaïsme le plus authentique. Pour lui, Śiva est également le Seigneur des âmes, Paśupati, mais l’accent y est mis davantage sur l’action de l’énergie divine (śakti) et sur l’importance de la grâce divine, seule capable de conduire à la Libération. Le lien est triple, fait à la fois d’ignorance, du poids des actes antérieurs et du voile de l’illusion (māyā), tenue pour la cause matérielle du monde. Les textes du śaiva-siddhānta ont dû comprendre, outre les āgama, d’autres ouvrages en sanskrit qui ont disparu. En pays tamoul où cette forme de shivaïsme est très vivante, on possède une abondante littérature en langue vulgaire où la doctrine est présentée de façon assez claire pour dispenser du recours aux œuvres en sanskrit auxquelles les textes tamouls se reportent sans cesse. Elle inclut aussi, en dehors des exposés doctrinaux, quantité de poèmes mystiques dont la composition s’échelonne du VIe au XIIe siècle.

On doit signaler, par ailleurs, l’existence de la secte des vīraśaiva ou liṅgāyat, ainsi nommés parce qu’ils portent sur eux une image du liṅga placée dans un reliquaire. Originaire, pense-t-on, du Mahārāṣṭra, cette secte s’est épanouie en pays kannaḍa et possède des textes en kanarese à côté des textes en sanskrit. Śiva y est appelé « le plus haut Brahman » et, sauf son caractère de Personne Suprême, il y présente toutes les particularités du Brahman shankarien. Il existe un commentaire aux Vedānta Sūtra propre à cette secte.

À l’autre extrémité de l’Inde, au Kaśmîr (Cachemire), une forme de śivaïsme est dominée par la grande figure du philosophe Abhinava Gupta (Xe s.). Le système exposé dans des œuvres importantes qui se succèdent du IXe au XVIIIe siècle persiste encore de nos jours. On lui donne le nom de trika, parce qu’il reconnaît trois (tri) principes : Dieu, l’âme et le monde.

Statue de Ganesh, Kanpur, UP, Inde..
Statue de Ganesh, le dieu à tête d'éléphant. Le fils de Shiva et de sa parèdre Parvati
reçoit un culte fervent dans tout le monde hindou. Kanpur, UP, Inde.

En dehors de véritables organisations sectaires, c’est-à-dire de groupes comportant des religieux et des laïcs, il faut rappeler que, dès l’origine, le shivaïsme a toujours été la religion des ascètes : on trouve mentionnés dans les listes de mouvements shivaïtes certains groupes qui représentent, en fait, des catégories d’ascètes souvent itinérants, et qui ont dû se répandre dans presque toute l’Inde. Tels sont les kāpālika, connus dès la Maitrī Upaniṣad ; on leur rattache les somasiddhānta, qui étaient davantage localisés au Népal et au Gujrāt et pratiquaient conjointement le culte de Śiva et de Umā, son épouse. À la même tendance appartiennent les kāpālamukha, cependant plus marqués encore de shaktisme et apparentés aux cultes tantriques. Les siddha, à leur tour, paraissent peu se différencier des kāpālika. On les désigne souvent par le nom de goraknāthin, tiré de celui du fondateur, Goraknath ou Gorākṣa, dont on ignore les dates. Ce groupe, qui est manifestement une classe de yogin en rapport étroit avec le haṭha yoga, était connu au XIVe siècle, car on le cite dans un ouvrage marathe de ce temps. Bien que ses adeptes n’aient jamais dû être nombreux, on en rencontre des représentants dans l’Inde entière. Il faut signaler aussi, parmi les mouvements en liaison avec le culte shivaïte, celui des gāṇapatya, qui vénèrent le fils de Śiva, Ganeṣa le dieu à tête d’éléphant. Skanda, son autre fils, est parfois honoré comme une de ses formes ; dans le Sud, on l’a assimilé au dieu jeune Murugan, et, sous l’une ou l’autre appellation, son culte est très vivant encore maintenant.

Le courant vishnouite

À l’époque où les textes de la tradition shivaïte signalaient la secte des pāśupata, en milieu vishnouite s’affirmaient les sectes bhāgavata et pāñcarātra, qui présentent entre elles de nombreuses similitudes, mais que les ouvrages vishnouites eux-mêmes distinguent les unes des autres. Les deux groupes adorent également Kṛṣṇa-Vāsudeva, mais les bhāgavata semblent appartenir à la filiation directe de la Bhagavad Gītā tandis que c’est chez les pāñcarātra que la théorie des expansions (vyūha) de Viṣṇu paraît s’être constituée. Cet aspect de la religion et le rituel qui l’accompagne avaient dû tout d’abord se localiser dans le Nord, le rituel vaikhānasa s’étant répandu, lui dans toute l’Inde. Cependant, au XIe siècle, Rāmānuja, philosophe védantin mais réformateur vishnouite, défend la suprématie de l’Absolu Personnel contre les mouvements héritiers de Śaṅkara qui accordent la primauté à l’Absolu impersonnel ; il se rallie à la pensée pāñcarātra et tente de l’instaurer dans les temples du Sud. Il n’y parvient que partiellement ; ainsi les deux rituels ont continué parallèlement d’être utilisés.

Dans les régions méridionales préservées du choc des invasions islamiques, les réformateurs vishnouites d’inspiration vedantine se sont d’ailleurs succédé pendant plusieurs siècles. L’aspect de dévotion y va toujours s’accentuant : Nimbārka (XIIIe-XIVe s.), formé par des disciples de Rāmānuja, substitue à la bhakti la notion de prapatti, qui désigne la complète reddition entre les mains divines. Légèrement postérieur, Madhva, s’il révère les deux avatāra majeurs, Rāma et Kṛṣṇa, ne perd pas de vue pour autant la haute figure de Viṣṇu, qui se profile derrière ses formes. Madhva présente la particularité, unique dans l’Inde, d’être un pur dualiste, considérant la Nature comme complètement indépendante de l’Esprit et Dieu comme distinct aussi bien des esprits que de la Nature. Au XVe siècle, dans la descendance indirecte de Rāmānuja, il faut citer Rāmāṇanda, dont les adorations s’adressent de préférence à Rāma. L’ouverture de sa secte à la foule des hors-caste et même aux non-hindous est caractéristique.

Tous ces chefs de file se sont exprimés en sanskrit et ont eu une descendance spirituelle qui subsiste encore en grande partie ; mais, à côté d’eux, il faut signaler la masse des vishnouites du Sud, dont les plus anciens textes religieux sont les poèmes mystiques des āḷvār composés en tamoul entre le VIe et le IXe siècle.

L’école śrīvaiṣṇava, fondée par Rāmānuja et partagée en deux branches – celle des Vaḍagalai plus au nord et celle des Teṅgalai à l’extrême sud du Dekkan –, est restée très vivante. Si les Vaḍagalai reconnaissent l’autorité de textes sanskrits et tamouls, par contre les Teṅgalai, fortement inspirés du pāñcarātra mais moins en contact avec le nord de l’Inde, se réfèrent uniquement aux textes tamouls.

Plus tardivement, quand après plusieurs siècles de contrainte l’étau islamique s’est un peu desserré, l’hindouisme s’est à nouveau épanoui dans la plaine gangétique. Ainsi a-t-on vu les foules reprendre le chemin des lieux saints du bord de la Yamunā, pays d’origine de la légende krishnaïte. Par ailleurs, de nouvelles sectes prennent naissance : Vallabha, qui, commentateur lui aussi des vedānta Sūtra, vivait à Bénarès au XVIe siècle, a réuni autour de lui de nombreux disciples. La tradition s’est maintenue, d’abord sous la direction de son fils Viṭṭhal ; les maîtres qui ont succédé à celui-ci ont cessé d’utiliser le sanskrit et ont composé leurs œuvres religieuses en langues vernaculaires. Caitanya, presque contemporain de Vallabha, est l’une des figures les plus marquantes des mystiques du Bengale ; plutôt que la bhakti, ou même que la prapatti, il prône le preman, amour total et passionné envers le couple Kṛṣṇa-Rādhā : le dieu et sa bergère favorite constituent pour lui une unité indissoluble. En leur honneur, il compose des chants destinés à accompagner les processions (saiṃkīrtana) qui sont une forme de dévotion particulière au Bengale et tout spécialement à sa secte.

À l’ouest du Dekkan, dans la région du Kathyavār que la légende assigne comme royaume à Kṛṣṇa, on est resté fidèle au dieu pastoral. Par ailleurs, en pays marathe, dans le temps où le shrivaisnavisme s’épanouissait dans le Sud, le mouvement sant prospérait. Il s’agit de groupes de fidèles (bhakta) vishnouites qui honoraient le dieu sous le nom de Viṭṭhal ou Viṭhoba. Dans ce groupe s’imposent deux noms de réformateurs marquants : Jñāndev (fin du XIIIe s.) et Nāmdev (fin du XIVe s.). Ce dernier a exercé une action importante ; repoussant le culte des images qui occupe tant de place dans l’Inde, il vénère la divinité sous une forme très abstraite, la nommant Hari, appellation très peu chargée de représentations mythologiques. Peut-être est-il permis de déceler ici une influence musulmane, les contacts avec l’Islam étant fréquents en ces régions. La même remarque s’impose au sujet de Tukāram (1608-1694) qui était, lui aussi, un mystique marathe, écrivant en langue vulgaire. Adversaire du monisme shankarien, il répudia par ailleurs toute autre image que celle de Viṣṇu-Viṭhoba et de son épouse, où il semblait bien ne voir que des symboles et, en aucun cas, une incarnation divine.

Les mouvements syncrétistes

Vers le XVIe et le XVIIe siècle, la situation politique s’était stabilisée. Installés en Inde, les envahisseurs avaient pris des épouses dans le pays et les croyances hindoues avaient peu à peu imprégné la sensibilité de leurs descendants. D’autre part, l’aspect épuré de la pensée indienne avait inspiré du respect aux maîtres étrangers et parfois attiré leur sympathie. En retour, l’attrait du monothéisme jouera sur certains esprits hindous : ainsi se produit une sorte d’osmose, qui, déjà sensible chez Tukāram, apparaît nettement chez le grand poète mystique Kabîr.

Le mouvement auquel appartient Kabîr (1440-1518), relève à la fois de l’hindouisme le plus authentique et d’une influence du soufisme, courant de la mystique islamique venu de Perse. Se réclamant des sant et, dit-on, de Rāmāṇanda, Kabîr passe pour avoir fréquenté dans sa jeunesse les milieux musulmans. Il attaque le culte des images et la doctrine des avatāra ; le Rām, qu’il cite sans cesse, n’a rien à voir avec le héros épique et semble être seulement un nom sous lequel il invoque Dieu. Contempteur de la caste, il eut des disciples de toutes les origines ; beaucoup de chants qu’il a composés en langue vernaculaire ont été incorporés à l’Ādi Granth, Livre saint de la secte des sikhs fondée par Nanak au XVIe siècle.

Ce foisonnement de sectes ou, si l’on préfère, de réformateurs, s’est poursuivi jusqu’à l’époque actuelle. Le XIXe siècle a vu naître le Brahmo Samāj qui, à la manière habituelle, incorpore au fonds traditionnel indien des notions empruntées, cette fois, au christianisme. Il connut à son tour des dissidents ; le plus célèbre d’entre eux, Kashab Candra Sen, tenta d’établir, à partir de l’Inde, une religion universelle mettant l’accent sur l’ascèse et sur la bhakti. Mais c’est seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle que l’esprit missionnaire, si éloigné de la pensée brahmanique, se manifesta. Rāmakrishna (1834-1886), brahmane de la région de Calcutta, d’abord dévot de Kālī, l’aspect terrible de la Déesse, parvint par le moyen de la bhakti vishnouite à se saisir dans son identité au Brahman. Tentant la même expérience dans le cadre des religions chrétienne et musulmane, il insista sur l’aspect syncrétique des religions et l’universalité de la voie de la bhakti. Son influence a été grande sur l’hindouisme contemporain. Son disciple, sous le nom religieux de Vivekānanda (1862-1902), donna une forme philosophique au système et fonda la Rāmakrishna Mission qui poursuit un double but : elle finance et patronne des œuvres sociales nombreuses, elle oriente la religion vers une prédication universelle de l’hindouisme dans le sens de la réforme de Vivekānanda.

Plus récemment, un mystique semblable à ceux que la tradition décrit, Ramaṇa Maharṣi a connu une célébrité qui a dépassé les frontières de l’Inde ; parvenu à l’intuition du Brahman par sa seule méditation, il ne lut qu’ensuite les textes philosophiques exposant ce qu’il avait atteint de lui-même. Son contemporain, le Bengali Aurobindo Ghosh (1872-1950), s’était fixé à Pondichéry, où il fonda un āśrama. Selon un cheminement de pensée beaucoup plus traditionnel, il reprend les grandes questions habituelles, leur apportant parfois une réponse originale. Pour lui, le Brahman n’est ni l’Un, ni le Multiple ; il est l’Un dans et au-delà du Multiple. Il semble que l’influence d’Aurobindo apparaisse plus grande vue de l’Occident que de l’Inde elle-même.

— Anne-Marie ESNOUL

SOURCES

 

Anne-Marie ESNOUL, « HINDOUISME », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 19 novembre 2021. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/hindouisme/

BIBLIOGRAPHIE

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M. HULIN, Les Principes de l’Ego dans la pensée indienne classique, Paris, 1978 H. ZIMMER, Mythes et Symboles dans l’art et la civilisation de l’Inde, Paris, 1951.