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Castes et Société

Table des matières

La division analytique de l’humanité (et non pas seulement de la société indienne) en quatre classes fonctionnelles hiérarchisées constitue un système professé par les brahmanes auteurs des Traités de la disposition naturelle des choses (Dharmaśāstra). Sa spécificité indienne ne porte que sur les applications prescrites dans les rapports sociaux et les lois, car l’existence dans les sociétés d’ensembles d’intellectuels, de politiques, de commerçants et d’ouvriers est universelle. La particularité indienne, dans ce système d’analyse de la matière sociale, est la force du principe de séparation et d’exclusivisme des classes fonctionnelles. Ce principe idéal a été appliqué souvent avec rigueur, soit sous l’influence d’autorités publiques adoptant les théories des brahmanes, soit par les membres eux-mêmes des ensembles intéressés, justifiant, par référence à ces mêmes théories, un particularisme de dignité sociale ou d’intérêt professionnel.

Les règles fondées sur le système théorique des classes (varṇa) n’étant pas respectées par toute la population et les classes se mêlant, ce système théorique est complété par l’hypothèse étiologique de l’origine des castes (jāti) diverses à partir du mélange, réprouvé mais constaté, des classes. Là s’arrête le système établi, qui est, en ce qui concerne les jāti, une théorie sociologique pouvant alimenter des prétentions éventuelles de rang, mais ne fixant ni la nature des groupes réels, ni leur hiérarchie, ni leurs coutumes, vraies ou idéales. Il est donc abusif de parler de « système des castes » dans la structure sociale de fait. Ce n’est qu’une théorie sociologique élaborée pour les classes et seulement amorcée pour les castes multiples, mais propageant un esprit de particularisme et de rivalité de groupes sociaux.

Difficultés de vocabulaire

Le mot « caste » est portugais (casta). Il signifie essentiellement « race, espèce » et s’applique aux animaux comme aux hommes. Il a été employé par les Portugais pour désigner les hommes des divers groupes distincts dans la société indienne que les Portugais ont été les premiers à faire connaître assez largement. D’où l’emprunt de ce mot au portugais par les autres langues européennes, pour désigner les catégories composant la société indienne qui, elle-même, dans la plupart de ses langues, les appelait les unes varṇa, les autres jāti. Dans l’usage européen courant, le mot « caste » traduit le plus souvent indifféremment varṇa et jāti, bien que ces deux termes ne soient pas synonymes.

Les varṇa (mot masculin) sont au nombre de quatre seulement et constituent les grandes classes bien définies en lesquelles les théoriciens indiens ont divisé l’ensemble de la société. Le nombre des jāti (mot féminin) est important, mais varie beaucoup avec les régions et avec les dénombrements indiens ou européens. Ni l’un ni l’autre des deux mots, dans les langues indiennes, ne s’emploie exclusivement pour désigner des groupes humains.

Varṇa signifie « classe » et aussi « couleur », mais essentiellement « classe » quand il s’agit de groupes de choses ou d’êtres vivants, car les noms des varṇa humains servent aussi à désigner des sortes de pierres précieuses ou des sortes d’éléphants, distinguées par les odeurs, la nourriture et non les couleurs. Cependant les varṇa humains ont des couleurs emblématiques.

Jāti signifie « espèce » et s’applique aux espèces animales ou végétales aussi bien qu’aux divers groupes sociaux humains.

En dépit des différences fondamentales entre les varṇa (classes) et jāti (espèces), comme ces dernières rentrent pour la plupart dans les quatre grandes classes, il arrive fréquemment, même dans les textes indiens, que les deux termes soient employés l’un pour l’autre, ce qui a favorisé leur traduction commune par « caste ». Pour nous affranchir de cette confusion, nous traduirons varṇa par « classe », réservant le mot

« caste » pour les jāti. Des groupes humains se différenciant souvent les uns des autres à l’intérieur d’une même jāti sont appelés communément « sous-castes », bien que les langues indiennes en général ne les désignent pas comme fractions de jāti, mais emploient des termes tels que, en sanskrit, kula, « famille », qui s’entend alors en un sens large incluant des groupements par affinités autres que de sang (sectes, confréries, tribus). Au sud de l’Inde, en tamoul, on emploie, à côté des termes sanskrits, iṉam,

« groupement », umpal et tiṇai, « espèce », kuṭi, « agglomération ».

Les " classes " (varṇa)

Les quatre classes sont celles des brāhmaṇa, kṣatriya, vaiśya et śūdra. Elles sont définies dans les textes dits Dharmaśāstra, « Traités de la disposition naturelle des choses », qui décrivent l’ordre du monde et les lois de la société et sont encore appelés Smṛti, « Tradition ». Mais leur conception est déjà attestée dans le plus ancien des textes indiens, le Rgveda (X, 90, 12), qui les fait correspondre aux diverses parties du corps de l’Homme cosmique et s’exprime ainsi : « Le brahmane fut sa bouche ; le royal (rājanya, équivalent de kṣatriya) a été fait ses bras ; ce qui est ses cuisses, c’est le vaiśya ; de ses pieds le śūdra est né. »

Les Dharmaśāstra enseignent la même origine mythique des classes et le principal d’entre eux, celui de Manu, définit ainsi leurs activités (karman) (I, 88-91), les distinguant exclusivement d’après leurs rôles généraux dans la société : « L’Être suprême a conçu pour les brahmanes : l’enseignement, l’étude, l’accomplissement du sacrifice, la direction du sacrifice, la libéralité et l’acceptation (de la libéralité, acceptation qui rend fructueux en mérite le don du donateur) ; pour le kṣatriya : la protection des créatures, la libéralité, l’oblation cultuelle, l’étude et le désintéressement des objets des sens ; pour le vaiśya : la protection des bestiaux, la libéralité, l’oblation cultuelle, l’étude, le commerce, le prêt à intérêt et l’agriculture. Mais, pour le śūdra, le Seigneur a désigné une seule activité : l’obéissance à ces classes, avec absence d’envie.

Brāhmaṇa

Manu ajoute que les brahmanes sont les premiers, puisqu’ils sont nés de la bouche, partie du corps la plus pure (ou apte à l’œuvre rituelle, medhya). Les plus éminents parmi les brahmanes sont ceux qui sont savants, parmi les savants ceux qui ont une conscience accomplie, parmi ceux qui ont une conscience accomplie ceux qui agissent, parmi ceux qui agissent ceux qui connaissent le Brahman (I, 97).

C’est donc le primat de la connaissance qui, à côté de son origine mythique, fonde effectivement la prééminence du brahmane. La fonction sacerdotale du brahmane vient en second lieu ; elle dérive de sa science. Le prêtre védique appelé brāhmane n’officie pas, mais surveille les cérémonies comme expert, intervient en cas de fautes. L’appartenance des divers autres prêtres à telle ou telle classe sociale n’est pas précisée dans les textes védiques, bien que probablement les principaux au moins aient appartenu à la classe brahmanique. De toute façon, la profession de prêtre n’est pas nécessairement l’occupation des brahmanes. Le chapelain royal, ou purohita, a été ordinairement un brahmane, mais il était possible qu’un kṣatriya ou rājanya, de la classe guerrière, prenne les fonctions de purohita. Réciproquement l’Antiquité connut un pays dit Brāhmaṇaka, qui appartenait à des brahmanes guerriers (Pāṇini, V, 2, 71) ; et Alexandre s’empara d’une ville de brahmanes guerriers au Panjāb. D’après le Mahābhārata, l’art militaire (dhanurveda) a été enseigné par le brahmane Droṇa (car le brahmane est essentiellement le détenteur de la connaissance). À travers toute l’histoire, des brahmanes devinrent rois ou guerriers, à l’époque moderne chez les Marathes notamment ; de même dans les armées indiennes d’aujourd’hui. Dans la pratique de la religion hindoue jusqu’à nos jours, non seulement tous les brahmanes ne sont pas prêtres, mais encore tous les prêtres ne sont pas brahmanes. Les usages varient à cet égard. Ceux des brahmanes qui exercent la profession d’officiants de temples sont loin d’être considérés comme du rang le plus élevé dans leur classe. L’ascendance des familles brahmaniques, la lignée (gotra) à laquelle elles se rattachent, les professions intellectuelles auxquelles elles se consacrent et leur rigueur dans l’observance des règles de l’orthodoxie des Dharmaśāstra constituent leurs principaux éléments de prestige. La valeur morale a compté beaucoup : d’après une Upaniṣad, un garçon de père inconnu et de mère servante d’auberge est réputé brahmane à cause de sa sincérité.

Kṣatriya

La première fonction des kṣatriya est d’autorité et de protection. Il s’agit donc d’une classe militaire dirigeante, à laquelle appartiennent en principe les rois. Le pouvoir (kṣatra) ou la royauté (rājya) est leur apanage naturel, quoique en fait des rois historiques aient été des brahmanes, voire des śūdra. La libéralité est la seconde fonction du kṣatriya, puis viennent les fonctions religieuses et l’étude pour lesquelles il est moins qualifié que le brahmane. Cependant de nombreux textes des Brāhmaṇa et des Upaniṣad évoquent des rois qui en remontrent à des brahmanes par leur science. La tradition offre des exemples de kṣatriya devenus brahmanes : ce fut le cas de Janaka, roi de Videha, qui devint un brahmane par des entretiens avec le brahmane Yâjñavalkya ou celui du sage Viśvāmitra. Si légendaires que soient ces traditions, elles montrent que la société indienne a cru possible le passage d’une classe à l’autre dans certains cas, bien que ce soit normalement par la naissance qu’on appartienne à une classe ou à une autre. Les kṣatriya ne sont pas seulement une classe de la société indienne, les peuples étrangers, tels que les Grecs ou les Chinois, connus pour leurs activités guerrières, sont éventuellement considérés comme kṣatriya (Manu, X, 43-44).

La littérature offre maintes traces de rivalités entre brahmanes et kṣatriya dans le domaine de la spéculation philosophique (au point qu’on a soutenu, avec exagération, l’existence d’une philosophie kṣatriya), dans le domaine des préséances et de la
politique : d’après la légende, Paraśurāma, une incarnation de Viṣṇu, aurait exterminé les kṣatriya. De toute façon la classe des kṣatriya apparaît comme très réduite dans les temps modernes. Quelques groupes Rājput, Marathes, Vaṉṉiyar (ces derniers du pays tamoul) prétendent s’y rattacher, malgré l’avis opposé (surtout pour les Vaṉṉiyar) des autres groupes.

Vaiśya

Élevage, commerce, agriculture sont le fait des vaiśya, ceux qui appartiennent au viś, c’est-à-dire au peuple de la contrée. Ils sont habilités, comme les kṣatriya, à accomplir les rites d’oblation. Le prêt à intérêt, très répandu dans l’Inde, dépendait d’eux en principe. La protection des bestiaux est la première fonction des vaiśya et s’étend principalement sur les vaches, moins en raison de leur caractère sacré, ainsi qu’on le croit communément, que comme l’animal domestique essentiel pour la société indienne (non seulement par le lait qu’elles fournissent, mais encore parce que les bœufs – mieux que les buffles et à défaut d’une race chevaline nombreuse – étaient les animaux indispensables de trait et de labour). La classe des vaiśya, comme celle des kṣatriya, est aujourd’hui très réduite en dépit du développement du commerce et de la banque, parce que l’usage n’est plus de compter comme vaiśya ceux qui exercent ces professions, beaucoup étant notoirement des brahmanes ou des śūdra. Certains groupes revendiquent toutefois l’appartenance à la classe des vaiśya, que les autres les acceptent ou non comme tels.

Les trois premières classes ont droit à l’upanayana, imposition d’un cordon passant sur l’épaule gauche et au-dessus de la hanche droite. La cérémonie marque l’admission dans la classe et elle est considérée comme une seconde naissance. Les brahmanes, les kṣatriya et les vaiśya sont tous ensemble dits, de ce fait, « deux fois nés » (dvija), mais le terme désigne le plus souvent des brahmanes. Les cérémonies et les cordons diffèrent pour les trois classes. Le cordon s’appelle yajñopavîta « cordon sacrificiel ». Le droit à son port oppose les trois premières classes, habilitées à accomplir des œuvres sacrificielles védiques, aux śūdra, qui en sont exclus de par la doctrine des Dharmaśāstra.

Śūdra

La quatrième classe a pour fonction le service des dvija. Il ne s’ensuit pas qu’elle soit entièrement esclave ou serve : elle comprend tous les métiers d’artisans et d’ouvriers qui sont exercés par des hommes libres. Il peut y avoir des śūdra esclaves (dāsa), tout comme les śūdra peuvent avoir des esclaves. Le Dharmaśāstra de Manu affirme qu’un brahmane peut faire faire par un śūdra une besogne d’esclave, le śūdra ayant été créé pour cela (VIII, 413), mais il énumère comme esclaves proprement dits le prisonnier de guerre, celui qui se fait esclave pour être nourri, celui qui est né d’esclaves dans la maison, celui qui est acheté, ou donné, ou reçu par héritage paternel, et celui qui est esclave par punition (VIII, 415). D’autres textes donnent des listes plus longues. La classe des śūdra, où entre la majorité de la population, comprend des groupes de niveaux sociaux fort divers selon leurs occupations et selon leurs usages plus ou moins conformes à ceux des classes supérieures, et surtout de la classe des brahmanes qu’on imite pour se hausser dans l’estime publique, cette estime qui, à défaut de hiérarchie fixée, assigne, de manière inconsistante d’ailleurs, les rangs de chacun. Il existe une catégorie supérieure de śūdra, les sacchūdra, « bons śūdra », ceux dont les occupations servent les dvija et qui observent les mêmes coutumes et abstinences qu’eux, principalement celles d’alcool et de viande. Certains śūdra (bhojyānna) sont considérés comme assez purs pour qu’on puisse consommer de la nourriture fournie par eux (Manu, IV, 253 ; Yājñalvalkya, I, 166). Ce sont le cultivateur, l’ami de la famille, le prêtre, l’esclave, le barbier et celui qui s’offre en se présentant à bon droit comme digne de servir. Des śūdra de ces catégories honorables, on dit souvent aujourd’hui qu’ils sont « castés », par opposition aux intouchables.

On a opposé encore anciennement (Mahābhāṣya sur Pāṇini II, 4, 10) des śūdra niravāsita, « exclus », et aniravāsita, « non exclus ». Ces derniers sont ceux dont les ustensiles de cuisine sont purifiables par la cendre. Les premiers comprennent tous les groupes considérés comme inférieurs ou indignes, voire les tribus étrangères à la société indienne majoritaire et qui vivent sur le sol indien, ou les peuples étrangers pour autant que leurs modes de vie choquent l’idéal brahmanique. Ils sont désignés, d’après leur habitat en dehors des agglomérations, comme gens des limites ou du dehors, ou, par référence à leurs mœurs, comme des « brutes » (cāṇdāla). Des auteurs modernes les rejettent dans une cinquième classe, hors de celle des śūdra.

Intouchables

Ce sont eux qu’on appelle aujourd’hui « intouchables » ou, pour atténuer le mépris qui s’attache au terme, depressed classes ou scheduled classes (distincts des scheduled tribes). On les appelle aussi ādivāsī, « habitants primitifs » (ce qui implique qu’on les considère, selon une théorie de l’origine des classes longtemps en vogue, comme des descendants d’aborigènes soumis à la ségrégation par la conquête aryenne).

La désignation d’intouchable (asprśya) n’est pas usuelle dans les sources anciennes. Le premier exemple en paraît être du XIIe siècle, au Kashmir (Rājataraṅgiṇī, IV, 76), et montre qu’ils n’étaient pas toujours sans droit à la justice dans la société : un corroyeur avait sa hutte sur un terrain où le roi voulait faire construire un temple et ne la céda au roi qu’une fois que celui-ci voulut bien la lui demander. L’histoire est contée pour montrer la justice du roi Candrapīda. Les intouchables sont souvent appelés par les Européens « parias » (du tamoul paṟaiyar, qui en désigne certains seulement). Au XIIe siècle, le philosophe vishnouite Rāmānuja, qui professait l’égalité de tous devant Dieu, leur a donné le nom de Tirukkulattar, « ceux de la famille de la Fortune », Gandhi celui de Harijan, « peuple de Dieu ».

Origine des classes

Écartant la donnée mythique du Rgveda sur l’origine des varṇa à partir du corps de l’Homme cosmique, les auteurs modernes ont spéculé sur le sens de « couleur » du mot varṇa et sur les allusions des textes védiques aux Arya ou « nobles », opposés à des êtres nommés Dāsa ou Dasyu. Il en est résulté une théorie d’après laquelle les classes correspondraient à des races humaines distinguées par la couleur de la peau, les trois premières classes étant celles des Arya, conquérants de l’Inde, et la dernière celle des śūdra, correspondant aux Dāsa, aborigènes soumis. Cette théorie s’appuie sur l’attribution du blanc aux brahmanes, du rouge aux kśatriya, du jaune aux vaiśya et du noir aux śūdra, alors que le Dasyu semble dans le Rgveda (IX, 41, 1-2) qualifié de « peau noire ».

Mais cette théorie ne résiste pas à un examen moins sommaire de la question. Le Dāsa, d’après le Rgveda (X, 99, 6), a six yeux et trois têtes ; il ne s’agit donc pas d’un être humain. Les couleurs des quatre classes ne peuvent se rapporter à des races distinguées par leur teint comme dans l’ancienne classification des races humaines, non seulement parce qu’il n’y a pas de race rouge, mais encore et surtout parce que les attributions de couleurs sont parfois autres dans des documents très anciens : la couleur des vaiśya est le blanc, celle des rājanya est le sombre dans un texte du Yajurveda (Kāṭhaka, XI, 6). Les quatre couleurs de classes sont, d’autre part, assignées au teint et au vêtement de groupes de princes qui sont tous frères, les Licchavi, assimilés aux dieux pareillement divisés (Mahaparinibbānasutta). Les textes brahmaniques et épiques répartissent les dieux, comme les hommes, entre les quatre classes, sans d’ailleurs s’accorder entre eux sur la répartition. Les opposants bouddhistes à l’inégalité entre les varṇa ont employé comme argument, pour affirmer l’absence de différences entre les brahmanes et les basses classes, précisément l’absence de différence dans la couleur de la peau (Śārdūlakarṇāvadāna, déjà traduit en chinois au VIe siècle). Dès le IVe siècle avant J.-C., les Grecs, décrivant les Indiens, ont relevé chez eux des divisions en classes fonctionnelles (sept et non quatre), non des différences de couleur de peau, si ce n’est entre le Nord aux populations plus claires et le Sud aux populations de teint sombre (d’après Strabon, XV, 1, 13).

Les couleurs sont donc emblématiques et non raciales, et les classes sont purement fonctionnelles. Ce dernier point est encore confirmé par l’existence d’une répartition fonctionnelle tripartite remontant à la tradition indo-européenne préhistorique (Dumézil), et non à des divisions qui seraient contemporaines des luttes supposées entre Aryens et aborigènes et correspondraient à une ségrégation raciste à l’intérieur de l’Inde. De plus, l’Inde a propagé sa division de la société en quatre classes jusque chez d’autres peuples, où elle aurait été inapplicable si elle avait été autre que fonctionnelle. Cette division existe encore en Indonésie, dans l’île de Bali.

 

Les « espèces » (jāti)

Multiplicité des jāti

La multiplicité de fait des jāti, qui sont les groupes élémentaires individualisés que nous appelons « castes », coexistant avec la répartition générale idéale de toute l’humanité en quatre classes, a obligé les théoriciens indiens du Dharma (« Disposition naturelle des choses ») à construire une hypothèse sociologique pour relier ces jāti aux classes. Cette hypothèse, classique dans les Dharmaśāstra (notamment Manu, X), est celle du

« mélange des classes » (varṇasaṅkara). Partant du postulat de l’existence primitive des quatre classes issues du corps de l’Homme cosmique primordial, on a expliqué l’existence des groupes nombreux par les mariages entre hommes et femmes de classes différentes, puis par les intermariages de leurs descendants. Par exemple : de l’union d’un brahmane avec une femme vaiśya naîtra un ambaṣṭha ; de celle d’un vaiśya avec une femme brāhmanī, un vaideha ; de celle d’un vaideha et d’une ambasṭḥī, un veṇa.

Aux jāti ainsi définies sont attribuées des professions particulières, comme celles des soins médicaux et chirurgicaux aux ambaṣṭha et le service des femmes aux vaideha. Mais elles ne désignent pas seulement des groupes professionnels. Un bon nombre s’applique à des peuples entiers de diverses régions de l’Inde ou de l’étranger, ces derniers étant des mleccha, qui parlent des langues « barbares ».

Indéfiniment répétée dans les textes, surtout soucieux d’affirmer la suprématie des brahmanes, cette hypothèse étiologique ne s’y trouve pas approfondie, ni confrontée au détail des réalités observables. Elle reste la base théorique d’une doctrine d’explication qui se veut normative et qui, prétendant rendre compte de l’ordre naturel des choses, veut codifier la « bonne pratique » (sadācāra) et fonder les lois à appliquer. Quoique mal fondée sur la réalité, elle a souvent exercé une action concrète, soit qu’elle ait été adoptée spontanément par une partie de l’opinion publique, soit qu’elle ait été imposée à diverses époques, en diverses régions, par l’autorité royale (par exemple par Ballālasena, au Bengale, XIIe siècle). Une partie des règles des Dharmaśāstra édictées par les divers varṇa et jāti a même reçu force de loi de l’administration anglaise qui, dès la fin du

XVIIIe siècle, voulant juger d’après la coutume indienne, en a demandé l’exposé aux lettrés, qui ont précisément donné force de coutume aux données des Dharmaśāstra, appliquées ou non dans la réalité.

Un certain nombre de jāti mentionnées dans les Dharmaśāstra, quand elles ne sont pas des peuples, mais réellement des groupes entrant dans la composition de la société, n’existent plus actuellement ; leur existence n’est pas toujours attestée dans les inscriptions ni dans les textes n’appartenant pas aux Dharmaśāstra. Réciproquement, une foule de jāti existent, parfois depuis l’Antiquité, sans être mentionnées dans les Dharmaśāstra. C’est le cas à travers toute l’Inde mais particulièrement dans les pays dravidiens du Sud, surtout au pays tamoul, dont la tradition, attestée par une littérature considérable, est restée autonome, en dépit de l’influence exercée sur elle par la culture sanskrite. La classification des jāti selon les Dharmaśāstra y est bien connue mais non suivie, sauf en ce qui concerne la classe brahmanique (avec parfois des règles de vie et de mariage particulières). Il n’a même guère été tenté de mettre en correspondance les éléments théoriques de cette classification et les groupes réels, sauf par essais vagues de rattachement aux grandes classes, ou lorsque la concordance se trouve évidente. En fait il n’y a, au pays tamoul, comme aussi au Bengale, pratiquement que deux varṇa, les brahmanes et les śūdra. Quant aux jāti des śūdra, elles comprennent comme groupes principaux les vellāḷar, originellement propriétaires terriens, les ceṭṭiyar, commerçants, dont le nom correspond, lui, à une dénomination sanskrite (śreṣṭhin, en moyen indien seṭṭhi) répandue partout à toutes les époques historiques et qui désigne les notables, surtout les riches marchands qui ont joué un grand rôle dans l’expansion économique indienne en Extrême-Orient. Une des castes les plus nombreuses est celle des paḷḷi, cultivateurs, dont certains, les vaṉṉiyar, revendiquent, sans que les autres castes l’acceptent, une appartenance à la classe des kṣatriya, prétendant être de la « famille du Feu » (Agnikula). Les mukkuvar, vulgairement appelés « macouas » en français, qui sont des pêcheurs de mer, se déclarent volontiers ceṭṭiyar parce qu’ils font commerce de leur poisson. La caste, autrefois importante, des kaḷḷar ou « voleurs », attachait ses troupes à des princes dont elle protégeait les biens en pillant à l’occasion ceux des autres. Ils possédaient tout un district, celui de Pudukkōṭṭai, sous un rāja de leur groupe. Une division des castes de main droite et de main gauche existe au pays tamoul. Elle est d’obscure origine. Les « parias » sont de la main droite.

Au Bengale, des 209 noms de castes mentionnés dans les śāstra, 33 seulement se retrouvaient en 1911, sur 646 recensés alors. Il est vrai que les noms donnés dans les śāstra ayant pris une valeur péjorative, beaucoup ont été remplacés par d’autres. De toute façon, la légende de l’immutabilité des traditions indiennes trouve dans les états successifs des divisions en castes un démenti éclatant. Les recensements ne donnent d’ailleurs pas un tableau tout à fait exact de la situation réelle. En effet, les réponses des recensés sont souvent improvisées pour mettre en valeur le rang de l’intéressé, ou bien celui-ci indique la profession qu’il exerce plutôt que le groupe auquel il appartient par la naissance. Il n’en reste pas moins que des traits généraux permanents caractérisent le compartimentage de la société indienne et la mentalité qui l’a considéré comme une norme sous l’influence des Dharmaśāstra.

Principes d'unité

Différenciées selon les fonctions, les castes correspondent communément à des professions ou des genres de professions qu’elles s’approprient et défendent au nom des śāstra ou simplement pour le monopole du travail (d’où l’idée qu’on ne peut exercer que le métier de son père). En retour, elles doivent accomplir ce travail. Défaillantes, elles peuvent en perdre l’exclusivité. Mais la profession est loin d’être seule à caractériser la caste, car ses membres ne peuvent pas tous la pratiquer. Plus généralement que par la profession, la caste se caractérise par un comportement particulier dans la société, par sa religion, ses pratiques, ses interdits, ses privilèges. C’est pourquoi nombre de castes se désignent aussi bien par leurs sectes religieuses que par leurs occupations professionnelles. Le métier n’est qu’un des modes du comportement.

Les castes ne sauraient dériver, comme le veut la théorie du varṇasaṅkara, de mariages entre classes différentes, car il faudrait, pour qu’elles se soient constituées ainsi, que les enfants issus de parents de mêmes conditions à travers toute l’Inde aient été rassemblés par quelque autorité pour former le noyau de chacune. Elles se sont manifestement formées par affinités de genre de vie et d’aspirations et par communautés d’intérêt. C’est pourquoi elles se montrent infiniment diverses et flottantes dans le temps et l’espace.

Étant des jāti, des espèces « distinctes », les castes sont, d’autre part, en principe, fermées : c’est seulement par la naissance qu’on en fait partie. C’est pourquoi la théorie stricte de leur formation ne pouvait qu’imaginer les mariages entre classes pour expliquer leur genèse. Mais, dans la réalité, une fois constituées par le sentiment communautaire de leurs membres, elles se ferment effectivement à proportion de la force de ce sentiment et se donnent une organisation autonome. D’où les tribunaux de castes, qui prenaient des sanctions contre les membres ne respectant pas les règles et coutumes du groupe et qui parfois les excluaient temporairement ou définitivement. L’exclusion était une sanction très grave, mettant l’exclu au ban de l’échelle sociale, sans lui permettre d’entrer dans les basses castes, qui sont fermées comme les autres et bien souvent d’autant plus acharnées à défendre toute intrusion dans leur domaine que ce dernier était plus misérable.

Endogamie

Mais l’élément d’unité de la caste est surtout l’endogamie. Le mariage n’est en principe possible qu’à l’intérieur de la caste, voire de la sous-caste, ou même parfois d’un groupe très restreint de familles. À l’intérieur de la caste, le mariage ne peut se faire qu’entre des familles ayant des lignées ancestrales (gotra) différentes. Il est même exigé dans les classes habilitées aux rites religieux que les mariés aient des pravara différents, c’est-à- dire que soient différents leurs ancêtres censés avoir les premiers prononcé les formules sacrificielles. Il s’agit moins là d’un souci de différence de sang que de croisement de traditions d’éducation. En effet, la lignée du pravara n’est pas forcément naturelle : dans l’ignorance de son pravara, on adopte celui de son maître.

L’obligation du mariage à l’intérieur de la caste n’a pas toujours été, loin de là, rigoureusement observée, sauf dans les milieux attachés à une stricte observance. L’hypothèse de l’origine des castes par mélange des classes est l’aveu par les théoriciens rigoureux eux-mêmes que ce mélange se produisait en réalité. Ces théoriciens ont même distingué deux sortes d’unions : celles où l’homme est de classe supérieure à la femme et qui sont dites anuloma, « dans le sens naturel », et celles où la femme est de classe supérieure à l’homme, qui sont pratiloma, « à rebours ». Ils veulent que, si la règle d’endogamie est enfreinte, une règle d’hypergamie soit au moins observée. Certains ont avancé une théorie d’après laquelle l’homme fournissant la semence (bīja) et la femme le terrain (ksẹtra), la jāti – l’espèce ou caste de leur enfant – était celle du père, tout comme l’espèce de la plante dépend de la graine et non du champ (Manu, IX, 35-40). L’idéal est, bien entendu, que graine et champ soient tous deux de qualité supérieure (X, 69-72).

Interdits et rivalités

Un autre trait caractéristique des usages de caste est l’abstention de repas en commun avec d’autres castes. Les brahmanes peuvent seuls distribuer de la nourriture ou de l’eau à quiconque (sans le toucher), mais ils ne peuvent en recevoir que d’autres brahmanes. Seule leur nourriture, préparée par eux ou par des personnes habilitées de leur classe, voire de leur groupe particulier à l’intérieur de la classe, est considérée comme pure. Les puits et réservoirs d’eau dormante sont souvent réservés à une caste. Les eaux courantes peuvent être utilisées par tous, mais pas toujours aux mêmes places et aux mêmes moments. On dit souvent aujourd’hui que le puits a une caste, mais que le robinet n’en a pas. Les contacts réputés impurs exigent des purifications souvent complexes : d’où, chez les rigoristes, la crainte de s’y exposer.

Enfin, la caste est ressentie le plus souvent comme correspondant à un rang social. Son individualité se manifeste non seulement par ses interdits de mariage et de commensalité ou ses exclusivismes professionnels, mais encore par le sentiment de sa situation hiérarchique par rapport aux autres. Son unité est souvent psychologiquement renforcée par une rivalité avec les autres castes jugées supérieures ou inférieures. La hiérarchie, le rang par rapport aux autres, est un souci d’autant plus vif que cette hiérarchie n’est pas réglée comme les grades militaires et qu’elle est affaire d’opinion publique, variant considérablement d’une localité à une autre, souvent contestée, étant plus une prétention à soutenir qu’un état reconnu.

Conséquences des divisions de castes. Situation actuelle

Les divisions de classes et de castes ont entraîné depuis l’Antiquité la formation de groupes plus ou moins étendus qui, étant endogames et en outre régis par des coutumes particulières de régime alimentaire et de comportement, ont formé des isolats biologiques. Il en est résulté souvent la fixation de caractères anthropologiques dominants et spécifiques dans les groupes qui ont été le plus longtemps et le plus complètement fermés.

Dans le domaine économique et social, les restrictions aux libres contacts et surtout à la libre concurrence, lorsque des castes avaient réussi à s’assurer le monopole de certains métiers, ont pu donner lieu à des situations analogues à celles des régimes à corporations ou à groupements professionnels ou politiques exclusifs. Les castes passent aujourd’hui pour entraver l’industrialisation. Les exemples sont à cet égard variables, selon les régions et les conditions locales. Mais d’une façon générale, si la Constitution de l’Inde, qui a supprimé la caste, n’en a pas aboli l’esprit (qui peut persister comme en Occident certaines prétentions nobiliaires et certains refus de mariage et de commensalité), elle a du moins supprimé les tribunaux de caste et les sanctions qu’ils pouvaient prendre. Dans ces conditions, les exclus des castes cessent simplement d’être invités aux cérémonies de leur ancien groupe et d’avoir droit au soutien de celui-ci. Ces sanctions platoniques et le changement des mœurs diminuent beaucoup la puissance effective de la caste.

Les théories sur le système des castes ont eu en Occident de grandes répercussions en philosophie et en politique. L’inégalité des castes, d’après la théorie qui la fondait sur la naissance, a été utilisée au XIXe siècle par les philosophes racistes tels que Gobineau et a alimenté les spéculations sur la supériorité des Aryens. En outre, le régime des castes est généralement condamné par les doctrines égalitaires.

SOURCES

Jean FILLIOZAT, « CASTES », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 19 novembre 2021. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/castes/

BIBLIOGRAPHIE

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